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commander aux autres, puisent dans cette absurde conviction des ressources considérables.

Je n’en étais pas moins inquiet sur les débuts de mon jeune professeur, et m’arrangeai pour savoir ce qu’il deviendrait à Pigwacket. J’appris qu’en trois semaines il avait réalisé sa promesse : la terrible école était domptée. Le principal promoteur des insurrections passées, un fils de bouclier, espèce d’Hercule que rendait ordinairement irrésistible l’assistance d’un des molosses paternels, — celui-ci surnommé le tigre à cause de son exceptionnelle férocité, — avait été ignominieusement châtié et chassé, devant tous ses camarades, par le nerveux athlète dont il avait trop dédaigné l’élégante tournure et les formes sveltes. L’autorité de Bernard Langdon était désormais incontestable, et depuis le terrible coup de pied, — coup de pied savant, calculé sur les données anatomiques les plus exactes, — au moyen duquel il avait presque brisé la mâchoire du tigre en question, il était en possession de la faveur publique. Les gens de Pigwacket le regardaient du même œil qu’autrefois les gens de l’île de Rhodes durent envisager, après sa mémorable victoire, le fameux chevalier Gozon.

Malheureusement le bruit de cet exploit fut porté par la renommée jusqu’aux oreilles de M. Silas Peckham, directeur de ce splendide établissement dont s’enorgueillit la ville florissante de Rockland, l’Apollinean Female Institute. Il se hâta d’offrir à M. Langdon ce qu’il appelait une « comfortable situation, » et ce qui était effectivement (bien qu’assez mal rétribué) un emploi très supérieur à celui de maître d’école. Bernard, qui ne professait point par pure philanthropie, ne pouvait hésiter à doubler des profits qui lui permettaient de se passer de sa famille, et mieux encore, de lui venir en aide. Il ne me consulta même pas (m’eût-il consulté, il n’eût pas agi d’autre façon) ; aussitôt qu’il eut pu faire accepter sa démission aux autorités municipales de Pigwacket, il partit pour Rockland. J’ai ouï dire qu’il laissa bien des regrets derrière lui, et que deux filles de fermiers, — les deux beautés de l’endroit, — après s’être vainement disputé l’insensible, lui avaient envoyé chacune, la veille de son départ, une boucle de leurs cheveux dans une feuille de papier à lettre timbrée à leurs initiales (pour plus de sûreté et se mettre en garde contre toute méprise). — L’une, par malheur, s’appelait Herminie Briggs, l’autre Harriett Browne, et toutes deux étaient blondes. Tirez-vous de là !

À Rockland, on va le voir, un roman plus sérieux attendait mon protégé, qui entrait justement alors dans sa vingt et unième année ; mais parlons d’abord de la ville elle-même. Elle tire son nom de la hauteur escarpée au pied de laquelle la cité s’est formée peu à peu,