Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’était tellement chez elle un pur effet de bienveillance pour ses amis, ou de sympathie pour les nobles causes, qu’elle ne se faisait pas le moindre scrupule de continuer, sur son lit de mort et jusqu’à son dernier soupir, des entretiens où la politique, la littérature, les événemens de la société même, avaient la part principale. L’effet de cette tranquillité d’âme, contagieuse chez ceux qui l’approchaient, était saisissant : la mort se tenait à la porte, on le savait, s’apprêtant silencieusement à la franchir, la souffrance était là, momentanément assoupie ; mais la conversation continuait enjouée, sereine, bien que parfois interrompue par le sourd rugissement des deux monstres. On eût dit une de ces gravures du moyen âge où l’on voit les lions du désert frémissans, mais domptés, baiser les pieds d’un saint anachorète. Qui a vu ce spectacle ne l’oubliera de ses jours. Il en faut féliciter surtout les jeunes, les heureux de ce monde, ceux qui ne connaissent encore que les sourires de la vie. Rien n’a pu mieux les préparer à recevoir sans faiblir ces hôtes redoutables qui visitent tôt ou tard, dans une heure imprévue, toutes les demeures humaines.

Pourquoi ne dirais-je pas ici une autre leçon que nous donnait à tous la familiarité de cette grande âme avec la mort ? On sait que le lit des mourans est une excellente école de philosophie, et la fin sereine des justes est depuis longtemps la meilleure preuve de l’immortalité de notre âme. Si l’âme était matière en effet, au moment de se dissoudre, elle n’éprouverait d’autre sensation que celle d’un affreux déchirement. La joie des martyrs et des héros au milieu des souffrances du corps atteste donc qu’il y a deux substances en nous, dont l’une peut jouir pendant que l’autre gémit, et survivre par conséquent là où périt sa compagne. Épicure et d’Holbach n’ont jamais eu de meilleure réfutation. Mais à côté du grossier matérialisme, aujourd’hui réduit au silence et honteux de lui-même, il est des théories plus subtiles qui, sous prétexte de transfigurer l’âme après la mort, l’anéantissent en réalité, en la confondant comme une goutte d’eau imperceptible dans l’océan d’une substance universelle. Suivant ces doctrines, émigrées d’Alexandrie sur les bords du Rhin, l’âme, dégagée du corps, ne quitte point l’existence, mais seulement échappe aux limites de sa personnalité. Elle survit, mais en Dieu, en qui elle se perd, et perd en même temps les souvenirs, les affections, les particularités de tout genre qui n’appartiennent qu’à la créature d’un jour. Voilà l’immortalité d’un genre nouveau que nous promet souvent la philosophie contemporaine, immortalité anonyme et dérisoire qui ne dit rien à notre cœur, qui ôte à la vertu l’espoir de la récompense, au crime la terreur du châtiment, à l’amitié en deuil la consolation de se croire encore en communication directe avec-les êtres chéris qu’elle a perdus. On nous promet