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prétendu la pourvoir : triste leçon, triste gaieté, qu’on souffrirait à peine dans un croquis improvisé en quelques minutes, mais qui choque et devient absolument impardonnable là où l’on sent les calculs de l’esprit et la patience de la main !

Peu de gens, il est vrai, seraient en mesure de dépenser dans les entreprises qui tentent le pinceau de M. Gérôme autant de sagacité, d’adresse et de savoir. Je reconnais que, dans cette Phryné même, la figure principale rachète, par la grâce du mouvement et (le dessin des jambes excepté) par la chaste élégance des contours, les intentions toutes contraires qu’expriment les figures groupées autour d’elle ; j’avoue enfin que si le second couplet de cette chanson grivoise sur le triomphe de la beauté, — L’Alcibiade chez Aspasie, — continue les allures et le ton pris au début, il y a dans la combinaison des détails, dans l’exécution de certaines parties, une délicatesse remarquable : raison de plus pour relever les erreurs de ce talent plein de ressources, pour lui demander compte des qualités qui lui appartiennent et dont il a fait un mauvais emploi.

Esprit ingénieux, ami de la précision et des vérités caractéristiques, M. Gérôme réussit souvent et quelquefois il excelle à interpréter la nature dans un style élégamment familier. Les Musiciens russes, la Prière chez un chef arnaute, le Duel après un bal masqué, plusieurs autres scènes de ce genre qu’il a peintes dans le cours des dernières années, prouvent de reste sa clairvoyance et son goût en face des modèles que la réalité lui fournit. Cette année encore, une très agréable petite toile, le Hache-paille égyptien, atteste l’habileté de l’artiste à détailler la physionomie d’un sujet. Mais convenait-il d’user de cette habileté pour grouper autour de Phryné vingt satyres habillés en juges ou pour développer, à grand renfort de volonté, ce thème malencontreux : deux augures n’ont jamais pu se regarder sans rire ? Ceux qui regardent à leur tour ces deux joyeux hommes ne sont guère tentés en tout cas de partager leur hilarité, et lors même, ce qui n’est pas, que la vraisemblance de l’expression justifierait en partie le choix du sujet, il n’y aurait pas moins quelque chose de faux, de mal équilibré, de contradictoire, entre la futilité d’un pareil succès et les longs efforts accomplis pour l’obtenir.

Il est temps que M. Gérôme prenne un parti, qu’il définisse nettement son ambition. Veut-il seulement égayer l’histoire grecque ou romaine de quelques traits de mœurs, de quelques menus propos, appliquer à la peinture des sujets antiques la poétique modeste pratiquée ailleurs par M. Biard, et consacrer à l’inventaire des curiosités ou des ridicules les facultés d’analyse qui recommandaient son talent ? ou bien se résignera-t-il à exploiter ses aptitudes en vue de succès moins populaires peut-être, mais au fond plus sérieux,