Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/820

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

influence. Une lettre que ce monarque lui écrivit de Londres donne la mesure des relations qui existaient entre eux. « J’ai été bien touché, y dit l’empereur, de toute l’amitié que votre altesse impériale m’a témoignée… Je la prie de croire que j’y attache un prix infini, et que, de mon côté, je lui ai voué l’attachement le plus vrai et le plus inaltérable. Pardonnez-moi l’expression ; mais votre caractère, votre âme, me conviennent si fort, que je suis fier de votre amitié. Je ne désire rien tant que d’être à même de vous prouver par des faits la sincérité de la mienne. »

Quelque flatteuses, que soient ces expressions, elles ont, ce me semble, quelque chose de guindé qui semble indiquer un parti-pris de générosité plutôt que l’élan d’un sentiment vif et profond. Je l’ai déjà dit : l’empereur Alexandre était très démonstratif ; il était de plus très susceptible d’engouement pour les personnes avec qui il se trouvait en relation dans des circonstances propres à frapper son imagination ; enfin un peu de charlatanisme ou, si l’on veut, un extrême désir de plaire se mêlait à ce qu’il y avait de réel dans ses entraînemens. C’étaient là, de la part d’un prince aussi puissant, de grands moyens de séduction. Bien des gens s’y sont successivement laissé prendre. Il n’est pas étonnant qu’Eugène, habitué aux rudes façons de Napoléon, se soit exagéré ce qu’il y avait d’ailleurs de réel dans la bienveillance qu’Alexandre lui témoignait avec tant de courtoisie.

Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble qu’on éprouve un sentiment pénible à voir le fils adoptif de Napoléon poursuivre avec tant de persistance les bonnes grâces du souverain qui avait voué une implacable haine à l’empereur déchu, et qui, plus qu’aucun autre, avait contribué à sa perte. Cela contrarie un peu les idées, justes d’ailleurs, qu’on aime à se faire du caractère de l’ancien vice-roi. Je me hâte de dire que ce scrupule, ce blâme ne venaient alors à l’idée de personne, pas même des bonapartistes les moins suspects. Rien ne prouve mieux à quel point l’intolérable despotisme de Napoléon avait faussé tous les rapports, dénaturé toutes les idées, et combien il était alors universellement condamné par l’opinion.

Le congrès se réunit vers la fin de septembre. Le prince Eugène arriva presque aussitôt à Vienne pour veiller à ses intérêts. À en juger par une lettre qu’il écrivit quelques jours après à sa femme, la première impression qu’il en éprouva ne fut pas très favorable. « J’ai été bien reçu par tous les souverains, lui disait-il ; malgré cela, je suis charmé que tu ne sois pas venue ; tu y serais au milieu d’une foule immense de princes et de princesses, et toutes les politesses du monde t’auraient pourtant mise dans un rang déplacé… Je doute qu’on te rendît ce qui t’appartient. J’en juge par moi, qui n’ai pas même l’honneur d’un factionnaire à ma porte… » Quelques grands personnages se tenaient à l’égard du prince dans une froide réserve ;