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à l’impétuosité brillante et irréfléchie de tel de ses compagnons d’armes, par le goût de la règle, le sentiment du devoir, enfin (et ce dernier trait est surtout à noter) par une disposition constante à se contenter de la situation qu’il occupait sans aspirer à de nouveaux agrandissemens. Peut-être trouvera-t-on que cette situation fut de bonne heure assez brillante, assez supérieure à ce qu’il avait pu naturellement espérer, pour qu’il n’y eût pas un grand mérite à s’en montrer satisfait ; mais pour peu qu’on se rappelle les rêves de souveraineté, de royauté, qui, évoqués par quelques exemples éclatans, tourmentaient alors l’imagination des principaux lieutenans de Napoléon, on ne saurait s’empêcher de tenir compte à son fils adoptif de la modestie au moins relative qui, placé comme il l’était sur les marches d’un trône, l’empêchait d’aspirer ardemment à s’y asseoir.

L’attitude d’Eugène, le cours de ses idées, toute sa manière d’être semblent bien plutôt appartenir à un rejeton de quelque vieille dynastie, préservé par une éducation intelligente de la mollesse et des préjugés trop souvent inhérens à ces hautes positions, qu’au représentant d’une famille nouvelle issue de la plus terrible et de la plus désordonnée des révolutions. S’il avait eu quelques années de plus, on pourrait supposer que les habitudes de l’ancien régime entraient pour quelque chose dans cette manière d’être. Il tenait par sa naissance à l’ancienne aristocratie. Sa famille, sans faire partie de la haute noblesse, de ce qu’on appelait la noblesse de cour, occupait depuis longtemps un rang assez distingué. Cependant, comme il n’avait encore que huit ans au moment où éclata la révolution, comme son éducation, à peine commencée, fut d’abord troublée, puis complètement interrompue par les désordres de ces temps orageux, il est évident qu’on ne doit pas chercher dans ses traditions de famille, mais bien dans sa nature même, le germe des qualités qui se développèrent plus tard en lui, et que l’ensemble de sa carrière va nous révéler.


I

Son père avait figuré avec une partie considérable de la jeune noblesse dans le côté gauche de l’assemblée constituante. Appelé en 1793 au commandement de l’armée du Rhin, il partagea le sort de la plupart de ces officiers de l’ancien régime qui n’avaient pas émigré, qui s’étaient déclarés dans une certaine mesure pour la cause de la révolution, et que le gouvernement républicain dut se résigner à laisser à la tête des armées en attendant que des talens militaires se fussent fait jour dans les rangs plébéiens, mais qu’il envoya sans hésitation à la mort dès qu’il leur eut trouvé des successeurs.