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tout ce que nous avions d’hommes était au feu. Quand les Napolitains s’avançaient, on leur courait sus la baïonnette en avant, et ils reculaient. À ce moment, il était trois heures, un nouveau canon se fit entendre à notre extrême gauche, vers Santa-Maria. Nous écoutâmes avec une certaine anxiété : « Si c’est l’artillerie napolitaine qui tonne ainsi, du côté de San-Prisco, il faut s’embrasser et tomber en braves, me dit un officier avec emphase, car nous sommes aux Thermopyles. » Les détonations continuaient précipitées ; on eût dit qu’elles voulaient rattraper le temps perdu. Une idée m’illumina : « C’est Türr qui arrive de Caserte avec les réserves ! » Il fallait s’en assurer. Enfoncés sous les arbres, dans le chemin creux, derrière la barricade, nous ne pouvions rien voir, rien comprendre, rien interpréter. Je courus à l’église, et comme je mettais le pied sur la terrasse, une sentinelle m’arrêta en me priant d’ôter ma chemise rouge ; quelques-uns de nous, apparaissant avec la blouse éclatante, avaient attire les boulets royaux sur notre ambulance. Je mis bas ma casaque, je jetai sur mes épaules mouillées de sueur la première capote grise que je trouvai par terre, et je regardai : je vis des arbres, de la fumée, de la poussière ; mais la poussière se dirigeait vers Capoue, suivie et comme repoussée par un nuage de fumée qui, en demi-cercle, s’avançait lentement et continuellement. Sur la route de Santa-Maria à Sant’Angelo,il y eut tout à coup une fumée violente et des détonations ; puis cette fumée parut se changer en poussière et fuir hâtivement en tourbillons vers Capoue. Je compris que nous ramenions l’ennemi. Cela n’avait pas duré dix minutes. Je courus à la barricade, elle était déjà abandonnée ; nos hommes, marchant en avant, chassaient les Napolitains, et arrivèrent sous les murailles de la place tellement mêlés à eux, que les canons royaux n’osèrent pas tirer. la journée était nôtre, et Garibaldi venait de gagner sa plus grande bataille.

À cinq heures, au quartier, je retrouvai Spangaro, dont j’étais séparé depuis quelque temps ; nous nous donnâmes une de ces bonnes accolades où le cœur est tout entier, car nous étions heureux de nous revoir sains et saufs. La nuit venait : dans la plaine, quatorze incendies flambaient, jetant des lueurs livides sur les arbres ; la bataille avait allumé toutes les fermes ; parfois nous entendions un craquement sourd, c’était un toit s’effondrant dans le feu, qui, sous ce poids, semblait s’apaiser pour mieux s’élancer en gerbes plus hautes. Quatre maisons et l’église suffisaient à peine à nos ambulances. Aux dernières lueurs du jour, un paysan arriva, conduisant une petite charrette tramée par un âne ; sur cette charrette, un de nos jeunes soldats était couché, raidi : le paysan l’avait trouvé au pied d’un arbre, et nous le rapportait. Il avait les jambes repliées, la tête sur le bras droit, la main gauche sur la poitrine ; il eût semblé