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laide, brutale, souvent aveugle, et que tout doit condamner en nous, la raison aussi bien que le sentiment.

Du haut de la terrasse, nous donnâmes un coup d’œil à la plaine. La fumée blanche montait en flocons à travers les arbres et se précipitait en nuages impétueux à chaque détonation d’artillerie ; la bataille était partout. Près de la maison qui servait de quartier au général Avezzana, nous rencontrâmes Garibaldi. Ah ! qu’il ressemblait peu à l’idée qu’on se fait habituellement d’un général en chef que la fantaisie brode sur toutes les coutures et empanache de toute sorte de plumets ! Il avait au hasard pris le premier cheval rencontré ; dans une des fontes de la selle, apparaissait une paire de pantoufles en tapisserie, dans l’autre une bouteille en osier ; en guise de portemanteau, une vieille couverture était roulée. Le maître du cheval, un guide, courait ruisselant, essoufflé, mais arrivait toujours à temps pour saisir la bride au moment opportun. Quant à Garibaldi, coiffé de son petit chapeau noir hongrois, vêtu de la chemise rouge et du pantalon gris si connus, il excitait à son passage de tels cris d’enthousiasme qu’ils faisaient trembler la terre et couvraient le bruit du canon. Il sauta à bas de cheval, monta dans la maison et se rendit à la chambre où le colonel Dunn avait été déposé ; nous le suivîmes ; là il dicta à Spangarola dépêche suivante, qui fut immédiatement expédiée à Naples : « L’ennemi est repoussé sur toute la ligne. » Le moment n’était peut-être pas très heureusement choisi pour faire partir une telle nouvelle, car le canon de notre barricade, qui défendait les approches de Sant’Angelo par la plaine, cessa tout à coup, et des balles ricochèrent jusque vers nous, effrayant les chevaux et brisant les vitres d’une voiture qui portait des blessés. La barricade venait d’être enlevée par les Napolitains. Il y eut un instant de confusion ; on évacuait les blessés en toute hâte ; quelques pauvres impotens criaient : « Ne nous abandonnez pas !… » Garibaldi réunit tout ce qu’il trouva d’hommes disponibles, et à leur tête se jeta vers la barricade. Une charge à la baïonnette en chassa les Napolitains. Dans la ferme voisine, d’où nous délogeâmes quelques royaux, nous trouvâmes un des nôtres étendu par terre, l’œil blanc, l’écume aux lèvres ; de blessures, aucune. Il bégayait des mots inarticulés et retombait dès qu’on voulait le dresser debout. À force de patience et de questions, nous comprîmes que, fait prisonnier par les Napolitains, il avait été battu par eux à coups de crosse et à coups de pied à ce point qu’il en était comme roué. On le fit porter à l’ambulance ; le soir, je l’y retrouvai mort.

Garibaldi s’élança de nouveau vers Monte-Tifata pour le franchir. Où allait-il ? A Màddaloni sans doute, par le chemin le plus court. Une canonnade effroyable retentit ; elle était dirigée contre le dictateur,