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serez conduit à Naples et traité avec toute sorte d’égards, car vous êtes Italien comme nous. Si vous voulez retourner à Capoue dès à présent et dire aux Napolitains comment les prisonniers sont accueillis par nous, vous êtes libre sur parole ! » Le chef de bataillon refusa, prétextant qu’il ne voulait point quitter ses hommes, et on le conduisit au campanile. Puisque Sant’Angelo avait failli être pris, il pouvait l’être encore : c’était là un raisonnement fort simple que je ne manquai point de faire. Or, dans mon sac de nuit, à notre quartier, j’avais deux portefeuilles contenant toutes les notes recueillies depuis mon départ de Gênes, et qu’il m’eût été très désagréable de perdre. Les pauvres écrivains ont toujours la manie funeste de sauver leurs papiers. Je me rendis donc à notre maison en compagnie de Missori, que je venais de rencontrer au milieu de la bagarre. Tout était un peu en désordre ; les ordonnances chargeaient nos effets sur les mulets, pour les conduire, à l’abri d’un coup de main, au village de San-Prisco, que sa position au milieu des montagnes rend d’un accès presque inabordable. Je pris mes portefeuilles, et comme je n’avais point de poches à ma casaque, je les fourrai entre mon gilet et ma poitrine, où ils me gênèrent fort, ballottant, et glissant toutes les fois que mon cheval quittait les allures paisibles. Si le hasard du combat avait voulu que je tombasse au pouvoir de l’ennemi, on n’eût certes pas manqué de dire que les garibaldiens se cuirassaient d’in-folio pour éviter les balles. Avec Missori, j’entrai dans l’église, où la veille j’avais entendu retentir le chant de nos soldats, et qui aujourd’hui ne répétait plus que leurs gémissemens, car on en avait fait une ambulance. Le sang tachait la paille. Dans un coin, près de l’autel, des formes humaines raidies sous des manteaux indiquaient les morts. Nous dîmes quelques paroles réconfortantes aux blessés, qui tous paraissaient assez calmes. L’un d’eux, jeune homme d’une beauté remarquable, était assis, appuyé contre la muraille, les bras pendant inertes le long du corps ; une pâleur profonde blêmissait son visage, un cercle livide cernait ses yeux indécis, les ailes de son nez aminci semblaient pincées par une force intérieure. Il avait reçu une balle au creux de l’estomac ; la blessure ronde ne laissait plus échapper le sang, la mort venait vers ce pauvre garçon. Je lui dis un de ces lieux communs répétés en pareil cas : « Allons, cela ne sera rien ; du courage ! » Un attendrissement singulier passa dans son regard ; il dit à voix basse : « Oh ! maman ! » et deux grosses larmes coulèrent de ses yeux. Il y a des hommes qui aiment la guerre pour la guerre, comme il y a des artistes qui aiment l’art pour l’art, et qui disent : « Quelle poésie ! » Non, la guerre n’a pas de poésie ! C’est une effroyable extrémité, nécessaire peut-être dans certains cas pour faire mûrir des vérités supérieures trop lentes à éclore, mais exécrable,