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grise, rayée par la pluie, sous une calotte de fumée, s’étendait large et forte près du Vulturne brillant ; parfois un flocon blanc apparaissait à ses murailles, le sifflement d’un boulet passait dans la plaine, une explosion se faisait entendre, puis tout rentrait dans le silence.

Ce jour même, le général Türr tomba si gravement malade et fut repris de vomissemens de sang si violens, que Garibaldi se vit dans la nécessité de l’envoyer se rétablir a Naples. En remettant la conduite de sa division à celui qui devait momentanément le remplacer, Türr avait fait spécialement la recommandation d’envoyer sans délai une brigade et deux batteries d’artillerie à Cajazzo pour soutenir la position et la rendre imprenable. Je ne sais quels retards ajournèrent l’exécution de ces ordres ; mais Gian-Battista Cattabeni fut laissé à ses seules forces, qui, suffisantes pour s’emparer de la ville, n’étaient d’aucune manière en mesure de la défendre. Pour toute munition, chacun de ses six cents hommes avait vingt cartouches ; quant à des canons, il n’en était même pas question. Or, si l’on peut enlever une place avec des baïonnettes, il faut autre chose pour s’y maintenir. Cinq mille hommes sortis de Capoue vinrent donc un matin attaquer Cajazzo par trois côtés. Il s’est fait là des miracles de valeur. Deux cent quatre-vingt-huit de nos soldats restèrent sur le champ de bataille, couchés, la face au ciel, comme des braves qu’ils avaient été ; le reste se dispersa ou fut fait prisonnier. Cattabeni ne rendit son épée qu’à sa troisième blessure, qui, lui traversant la poitrine, le mettait dans l’impossibilité de se tenir debout. Conduit à Capoue, il y fut traité avec des soins tout fraternels par les officiers de l’armée royale.

Cependant des nouvelles surprenantes nous arrivaient coup sur coup à Naples ; le Piémont, prenant fait et cause ouvertement pour l’indépendance italienne, rompait brusquement en visière avec la cour de Rome et entrait dans les états du saint-siège ; ces événemens étaient déjà connus depuis longtemps d’une partie de l’Europe que nous les ignorions encore. Le télégraphe électrique était arrêté à Gaëte ; nulle dépêche ne nous parvenait, et en réalité nous n’avions les nouvelles que par les journaux français. Garibaldi savait sans aucun doute la marche de l’armée piémontaise, mais il avait gardé le secret pour lui, et nous ne l’apprîmes que par la voix publique. Je ne cacherai pas qu’il y eut un vif désappointement parmi nos officiers supérieurs ; leur rêve avoué et caressé était de se mesurer avec le général Lamoricière, non point par animosité, grand Dieu ! mais simplement par déférence. Ils auraient voulu, en luttant contre un homme de guerre que ses campagnes d’Algérie ont rendu célèbre, contre une des notabilités les plus remarquables de l’armée française, acquérir la certitude de leur propre valeur, et prouver peut-être