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très haut, écrivit son seul livre vraiment original, le livre des Torrens. Là elle est supérieure aux vieux mystiques, supérieure au Château de l’âme de sainte Thérèse. La comparaison des eaux, des torrens, des rivières, est bien autrement riche, vive, variée à l’infini. L’épreuve terrible de l’amour, le tableau de la mort mystique, est sans rival dans les romans passionnés. Les Eucharis sont bien fades à côté.

Les gens qui la menaient et voulaient s’en servir la tentèrent en lui promettant qu’elle trouverait ici des croix plus cruelles, et en effet, à peine revenue à Paris, elle fut arrêtée sous prétexte de molinosisme par l’archevêque de Paris, Harlay de Chanvallon. Ce pré-lati noté pour ses mœurs, enferma cette sainte. Elle ne sortit qu’en 1688, à la prière de sa cousine, la Maisonfort, et de la bonne Mme de Miramion, qui était la charité même, et n’ignorait pas que Mme Guyon, en Suisse, avait créé deux hôpitaux.

C’était au printemps de 1689, après Esther. Mme Guyon allait souvent à la campagne chez ses amies la duchesse de Charost et la duchesse de Chevreuse. Elle voyait en passant sa parente à Saint-Cyr. Ces visites étaient une fête pour les pauvres captives. Dans la triste maison, de solennel ennui, elle arrivait, comme la vie elle-même, les mains pleines de fruits et de fleurs ; mais ce qu’on désirait le plus, c’ était de la lier avec celui qui était le centre du petit groupe des duchesses. La grande sainte (Mme de Charost) arrangea le rendez-vous, l’invita, et avec elle Fénelon. Elle les renvoya ensemble à Paris dans le même carrosse, avec une de ses dames en tiers. Mme Guyon dit que Fénelon s’ouvrit peu et la laissait dire. Il n’était pas précepteur encore ; on travaillait à cette grande chose. Il devinait très bien qu’une spiritualité si hardie, si naïve, pouvait le compromettre. Enfin elle lui dit : « Mais, monsieur, me comprenez-vous ? cela vous entre-t-il ? » Alors, se réveillant, et par un mot vulgaire (chose très inusitée chez lui), il dit : « Comme par une porte cochère. » Dès lors il parla un peu plus.

Il fallait être quiétiste pour complaire aux duchesses qui devaient travailler Mme de Maintenon. Il ne fallait pas l’être pour garder Saint-Sulpice et ne pas perdre la protection de Bossuet. Ce fut autre chose à Saint-Cyr. Mme Guyon y eut plus qu’un triomphe. Ce fut un enchantement. Ces jeunes cœurs s’épanouirent et se versaient tous à ses pieds. Les dames pour la première fois se sentirent libres, et les demoiselles même se trouvaient extraordinairement attendries d’une telle mère, toujours jeune, qui plus que les jeunes avait gardé le don d’enfance.

Il est bien entendu que l’on n’en parlait pas. Tous s’étaient ranimés ; mais cet état nouveau était si étonnant, visiblement si dangereux,