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littéraire, retenons bien le mot, — dont les œuvres fassent honneur à l’esprit humain. Or il y a un grand écrivain auquel son sexe interdit l’entrée de l’Académie, c’est Mme Sand. Il n’y en a qu’un seul peut-être ; mais il y en a un, voilà ce qui est incontestable, et ce que l’Académie elle-même a reconnu, dit-on, par l’organe d’un de ses plus illustres membres, M. Guizot. L’Académie se trouve donc enfermée dans ce dilemme, ou de décerner le prix au seul grand écrivain qui ne fasse pas partie de l’Institut, ou de ne pas le décerner du tout. Ne pas décerner le prix est une solution, j’en conviens, et cependant c’est une solution qui laisse beaucoup à désirer. Il ne lui est permis de ne pas décerner le prix qu’à une seule condition : c’est qu’il n’y aura en dehors d’elle aucun candidat qui réunisse les conditions exigées ; s’il en existe un seul, elle est forcée de le couronner. Existe-t-il oui ou non, un grand écrivain qui ne fasse pas partie de l’Institut ? — Oui. — Eh bien ! couronnez-le ! — Mais la morale…

Avant de nous engager dans cette question, écartons de notre chemin un tout petit détail qui a bien pourtant son importance. L’Académie a été assez scrupuleuse pour exclure du concours ceux de ses membres qui avaient légitimement droit à la récompense impériale. Quand on est scrupuleux, il faut l’être jusqu’au bout. Elle a été un peu trop dure pour elle peut-être ; ce n’est pas une raison pour être trop complaisante pour ceux qu’elle honore de son affection. Puisqu’elle a cru convenable de s’exclure du concours, pourquoi n’en aurait-elle pas exclu également ses lauréats ordinaires, ceux qu’elle a déjà récompensés une et plusieurs fois ? Le cumul, tant de fois attaqué dans les chambres législatives, va-t-il fleurir à l’Institut sous une nouvelle forme ? Y aura-t-il désormais une oligarchie de lauréats qui accaparera toutes les récompenses, et allons-nous voir dans le monde littéraire l’opposition de la race d’Abel et de la race de Caïn ? L’Académie veut-elle faire dire qu’elle est une mère faible et trop indulgente, et qu’elle a ses enfans gâtés ? Les deux concurrens de Mme Sand ont été déjà couronnés plusieurs fois. Je sais que ces récompenses antérieures ne les excluent pas légitimement de la récompense aujourd’hui en litige ; cependant, en bonne équité, ne sont-ils pas exclus par cela même qu’ils ont déjà reçu ce qu’ils méritaient de recevoir ? Pourquoi donc certains écrivains seraient-ils récompensés deux et dix fois, tandis que tant d’autres, et non des moins illustres, certes plus illustres que ceux-là, ne le sont pas même une fois ? C’est un petit scrupule que je livre à la conscience des membres de l’Académie.

Il a été beaucoup parlé de morale à l’Académie à propos de Mme Sand. La Question de la moralité dans les œuvres littéraires est une très grosse question, dans laquelle nous nous garderons bien d’entrer, car il nous serait impossible de la traiter convenablement dans les quelques pages qui nous sont accordées. Qu’est-ce qu’une œuvre morale ? Qu’est-ce qu’une œuvre immorale ? En quoi consiste précisément la moralité d’une œuvre littéraire ? Autant de questions aussi difficiles que délicates. Pour nous, la moralité d’une œuvre consiste non dans le choix du sujet, dans les passions qu’elle exprime, mais dans la sincérité avec laquelle ce sujet a été traité, et dans le ton sur lequel s’expriment ces passions. Toute œuvre sincère est nécessairement morale ; toute œuvre est relativement morale ou immorale en proportion du degré de sincérité de l’artiste qui l’a créée. Il n’y a dans les