Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/511

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tous les deux ans, et par chacune des cinq classes de l’Institut successivement. Cette nouvelle décision a été dictée par l’impartialité et l’équité la plus louable, et nous ne pouvons qu’applaudir. En effet, il eût été bien difficile d’éviter les jalousies et les récriminations, si l’on s’était tenu aux premiers termes du décret. Je suppose que l’Institut, ayant à se prononcer sur l’œuvre qui honore le plus l’esprit humain, ait eu à choisir entre l’Esprit des Lois, les tragédies de Racine, les opéras de Mozart et les travaux de Du Cange, quel qu’eût été son choix, il eût toujours été injuste, car l’Esprit des Lois n’honore pas moins l’esprit humain que les opéras de Mozart, et les travaux de Du Cange sont presque un aussi grand service rendu aux lettres que les tragédies de Racine. Injuste, ce choix eût encore eu un tort plus grave, celui d’être parfaitement arbitraire, car il n’existe aucune raison sérieuse d’exclure Montesquieu au profit de Mozart ou Du Cange au profit de Racine. Entre des œuvres si diverses, il n’existe qu’un seul rapport, c’est qu’elles sont également des produits de l’activité intellectuelle, s’exerçant dans les diverses provinces du monde moral. Le décret a voulu que ces diverses manifestations de l’activité intellectuelle fussent également respectées, que Racine fût couronné sans humilier Du Cange, et Montesquieu sans nuire à Mozart. Pour atteindre ce but, il a été décidé que chacune des cinq classes de l’Institut proposerait à tour de rôle ce prix décennal de 20,000 fr. D’après cette combinaison, généreuse autant qu’équitable, l’Académie des Inscriptions pourra couronner Du Cange deux ans après que l’Académie des Sciences morales aura couronné Montesquieu. Cette année, c’est l’Académie française qui est appelée à couronner Racine.

Couronner Racine ! J’insiste à dessein sur ce nom-là : c’est-à-dire qu’elle est appelée à couronner un auteur qui soit plus ou moins pour notre époque ce que Racine fut pour la sienne, un poète, un peintre des passions et des mœurs. La combinaison nouvelle lui en fait un devoir, car, à notre avis, cette combinaison a singulièrement restreint les œuvres soumises au choix de l’Académie française. Montesquieu lui a été enlevé ainsi que Du Cange : l’un a été rendu à l’Académie des Sciences morales et l’autre à l’Académie des Inscriptions. Si donc, sous le prétexte que Montesquieu appartient à la littérature aussi bien que Racine, elle couronne Montesquieu, elle commettra sciemment cette fois une injustice volontaire et qu’il ne lui sera pas permis de réparer, à moins que, par un renversement de toutes les lois du bon sens et de la logique, l’Académie des Sciences morales ne se décide, dans deux ans, à couronner Racine. Ou la nouvelle combinaison n’a aucun sens, ou elle a eu précisément pour but d’éviter que cette injustice pût être commise, même involontairement. Si l’Académie garde la liberté de couronner, comme par le passé, Montesquieu ou Du Cange, qu’y a-t-il de changé dans les termes du programme ? Il était inutile de faire un nouveau décret, l’ancien suffisait. l’Esprit des Lois et les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains sont certainement de belles œuvres littéraires : eh bien ! d’après les termes du nouveau décret, il nous semble que l’Académie française n’aurait pas plus le droit de les couronner, si elles lui étaient présentées aujourd’hui, que l’Académie des Sciences morales n’aurait, dans deux ans d’ici, le droit de couronner Phèdre ou Athalie. S’il en est autrement et si le choix de l’Académie peut se porter indifféremment sur des œuvres