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qu’après cette solution et n’y peuvent plus rien changer. Pourquoi l’amiral Romain-Desfossés vient-il nous dire aujourd’hui qu’il n’est pas un marin dans notre pays qui, plutôt que de voir perdre une portion aussi considérable de notre personnel d’élite, ne préférât voir détruire par l’incendie tout notre matériel flottant, parce qu’avec de l’argent il ne faut qu’un peu de temps pour refaire un matériel, tandis que la plus haute sagesse humaine ne pourrait remplacer le personnel perdu ? Pourquoi, dans un mouvement touchant parce qu’il était sincère, s’est-il écrié : « Si cette transaction devait demeurer un fait accompli, quant à moi, messieurs les sénateurs, défenseur insuffisant, mais profondément convaincu, d’une grande et juste cause, il ne me resterait qu’à me plaindre à Dieu d’avoir assez vécu pour voir frapper au cœur cette marine de France à laquelle j’ai consacré avec enthousiasme plus de cinquante années de ma vie ! » Pourquoi, prêtant son organe à l’émotion du sénat, M. Dupin a-t-il accueilli ces paroles par une exclamation de gratitude ? Le fait n’est-il pas consommé ? Est-il maintenant possible de revenir sur un traité signé et ratifié ? Le sénat a renvoyé la pétition si chaleureusement recommandée par les amiraux aux ministres des affaires étrangères, du commerce et de la marine. 95 voix ont voté ce renvoi : 12 voix seulement, parmi lesquelles étaient celles de 3 ministres, ont voté contre ; mais quel est l’effet pratique de ce vote ? En déclarant qu’il ne s’opposait point au renvoi aux ministres, M. Rouher a clairement laissé voir que ce renvoi n’aurait pas de suite. La question est de celles qui sont en permanence à l’ordre du jour, elle y restera jusqu’à ce que l’expérience ait prononcé ; M. Rouher ne doute point que l’expérience ne lui donne raison, et il accueille la pétition qui lui est envoyée par le sénat pour la confronter avec le verdict de l’expérience, qui en sera, il se le promet, la réfutation éclatante.

Voilà donc le sort de ces discussions rétrospectives : elles sont frappées d’avance de stérilité ; c’est en vain que l’on y porte les fruits de l’étude, l’ardeur des convictions, l’effort et l’éclair du talent ; pour la vertu fécondante de la discussion, le moment utile est passé. Au lieu d’être un enseignement profitable à l’action, le débat rétrospectif n’est plus qu’un prétexte à doléances ou à justifications. Si la solution qui l’a précédé au lieu de le suivre est mauvaise, il faut se résigner à en attendre les fâcheux effets, au lieu d’avoir l’espérance courageuse de les prévenir. Même si elle est bonne, il reste toujours ce mécontentement, ce doute, cette amertume, que nourrissent les esprits et les cœurs blessés, lorsqu’au lieu d’obtenir leur libre assentiment par la persuasion, on les a courbés sous un acte de pouvoir et sous la force du fait accompli. C’est dans cette pensée que nous-mêmes nous répudions pour les causes que nous aimons le profit des solutions qui devancent le débat, au lieu d’en être la libre, naturelle et légitime conséquence. Ce n’est pas là qu’est le bon succès qu’il faut souhaiter aux bonnes causes. Nous avons toujours pensé que M. Cobden compromettait en France la liberté du commerce par le dédain qu’il affectait pour les formes libérales