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Leur voyage conjugal dura trois ans (1784 à 1787). Durant ce laps de temps avaient paru (1786) les Anecdotes sur le docteur Johnson, écrites à bâtons rompus par mistress Piozzi dans les auberges de Rome, de Naples ou du Tyrol, et qui eurent un succès de vogue. Ce succès commença la réhabilitation. De belles soirées, de bons dîners la complétèrent, une fois que les nouveaux époux furent installés dans un bel appartement de Hanover-Square, et surtout quand ils eurent (1790) repris à Streatham-Park leurs traditions de riche et comfortable hospitalité. Du reste, ils furent clémens ; miss Burney elle-même eut sa grâce. Quant aux misses Thrale, leur mère les revit, mais sans grand plaisir et sans aucune intimité.

Nous ne raconterons pas les vingt années de ce « rêve de bonheur » que mistress Piozzi se vantait de devoir à son second hymen. Nous dirons seulement que, n’ayant pas d’enfans de M. Piozzi, elle adopta un neveu à lui, en faveur duquel elle se dépouilla du plus clair de sa fortune, et dont elle finit par faire un baronet anglais, sir John Salusbury Piozzi Salusbury. Elle lui donna Brynbella, belle résidence du pays de Galles, où Piozzi était mort de la goutte en 1808 : elle fit cela dans des circonstances où, aux prises avec des embarras pécuniaires qui finirent par troubler sérieusement son vieil âge, elle accomplissait ainsi un très important sacrifice ; mais elle n’avait jamais connu le prix de l’argent à aucune époque de sa vie.

Veuve pour la seconde fois à l’âge de soixante-sept ans, on eût pu croire éteinte à jamais cette chaleur de sentiment qui l’avait si terriblement compromise en 1783 ; mais il en est de certains cœurs comme de certaines terres fécondes, où jamais le travail de germination ne s’arrête. Nous sommes fâché de dire qu’en 1815, — notez la date, — un brillant jeune premier tragique, haut de six pieds, doué d’une figure charmante, et aussi sot, aussi méchant acteur que possible, monta quelque peu cette tête légère où le souvenir de Piozzi ne régna plus tout à fait seul. Cet étrange roman, dont l’héroïne avait bien près de quatre-vingts ans, ne doit pas nous arrêter plus que de raison. La calomnie s’en mêla, comme jadis : où diable ne va-t-elle pas se nicher ? On prétendit que mistress Piozzi voulait racheter Brynbella, et donner à son favori cette terre dont elle avait si libéralement gratifié le neveu de son mari. Espérons qu’elle n’eût jamais affiché à ce point un penchant innocent, nous le croyons, mais à coup sûr très ridicule. Son testament d’ailleurs (en date du 29 mars 1816) ne renferme aucun indice d’une bienveillance poussée si loin. Seulement, par une lettre du 18 octobre 1819, elle prie ses héritiers d’envoyer à William Augustus Conway (l’acteur en question) une montre d’or à répétition qu’elle a achetée pour lui, et le 10 octobre 1820 elle leur demande de recevoir en dépôt une