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cette autre face de la folie humaine. Ce fut seulement vers la mi-novembre qu’après un été passé à Oxford d’abord, puis à Lichfield, puis encore à Oxford, chez le docteur Adams, de Pembroke-College, Johnson revint à Londres, où il mourut vers le milieu de décembre, non point de désespoir, mais d’hydropisie, et presque sous les yeux de miss Burney. Dans une visite qu’elle lui fit vers la fin de novembre, elle lui parla de mistress Piozzi, et, s’il l’en faut croire, il témoigna « une telle sévérité de déplaisir » qu’elle se hâta de changer de sujet. Lui-même lui enjoignit de ne plus prononcer ce nom. Nous comprenons à merveille que, souffrant, attristé, il repoussât de lui tout ce qui pouvait l’agiter ou lui déplaire. Il est possible aussi qu’il eût pénétré le fond du caractère de miss Burney, et n’aimât guère à poser devant ce peintre de portraits, si terriblement, quoique si discrètement exact. Ce qui est certain, c’est qu’en n’immolant pas à ce vieil ami, si parfaitement désagréable, tout ce qui lui restait d’espérances en ce monde, mistress Piozzi n’avait point mérité la rude flagellation qui lui a été infligée.

Si elle l’eût prévue, elle en eût pris son parti. Une fois mariée à Piozzi et bien décidée à être heureuse coûte que coûte, elle le fut en effet ; non qu’elle ne ressentît et l’abandon des amis sur lesquels elle avait compté le plus (les Burney plus particulièrement), et les dédains affectés du monde, et la froide rancune que ses filles paraissent lui avoir gardée ; mais elle opposa un front serein à toutes ces attaques dont elle était l’objet. La plus pénible pour elle fut sans contredit l’interprétation toute brutale qu’on donnait à son aveugle affection pour son second époux. On s’en aperçoit à certaines tirades indignées qui lui échappent de temps en temps, et dans lesquelles elle exprime naïvement sa surprise de ce qu’on n’admet pas, de femme à homme, une amitié dévouée sans arrière-pensée d’un autre ordre : — « L’amour et l’amitié sont pourtant, s’écrie-t-elle, des sentimens fort distincts, et je me jetterais au feu pour plus d’un homme que la seule crainte du feu m’obligerait à recevoir dans mon lit (whom nothing less than fire would force me to go to bed to). » Cette rudesse de langage, chez une précieuse adonnée aux plus excessifs raffinemens du beau style, indique une exaspération peu ordinaire.

Mais n’importe, elle fut heureuse et le fut longtemps. Elle trouva dans Piozzi, par grand hasard, un homme d’ordre, rangé, bien appris, plein d’égards pour sa femme, et prenant en patience certaines boutades capricieuses dont elle avait contracté l’habitude. Quand ces boutades arrivaient, il les accueillait d’un sourire : Ecco l’estro che viene ! disait-il, et il se contentait de fermer les fenêtres. Il avait d’ailleurs basé ses calculs d’avenir sur l’inévitable effet du temps.