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exécuteurs testamentaires de son mari (Johnson était l’un d’eux et s’en enorgueillissait), quand la grande brasserie eut été vendue au fameux quaker Barclay, — Barclay and Perkins ! — moyennant quelque chose comme 3 millions de francs (135,000 livres sterling), mistress Thrale se sentit incapable de jouir seule de la situation libre et riche qui lui était faite. Elle restait avec trois filles, dont l’aînée (depuis mariée à l’amiral Keith) n’avait jamais accordé une bien vive sympathie à sa mère. On ne voit pas que les deux autres aient tenu jamais grande place dans l’affection de mistress Thrale. Tous les yeux d’ailleurs étaient tournés vers la veuve bel-esprit. Qu-allait-elle faire de sa précieuse personne et de son douaire opulent ? Le fameux Whitbread, brasseur lui aussi, et homme politique beaucoup plus notable que M. Thrale, se crut des droits à cette partie de la succession, et vint s’offrir comme prétendant. Il fut éconduit sans trop de cérémonie. On se mit alors à répandre le bruit que le docteur Johnson était sur les rangs : fantaisie absurde, calomnie chimérique, nous assure mistress Thrale ; ni elle, ni le vieux docteur ne songeaient à ce bizarre hyménée. Aux mauvaises plaisanteries les calomnies commençaient à se mêler. Les journaux de cette époque étaient bien autrement qu’ils ne le sont maintenant les échos des médisances du monde, et mistress Thrale, pour son malheur, était de ces femmes que leur renommée place en dehors des convenances ordinaires. Le public, à tort ou à raison, se croyait le droit de haute et basse justice sur les moindres démarches de sa vie privée. Ennuyée, excédée de tous ces méchans propos qui planaient sur elle, la riche et spirituelle veuve cherchait, paraît-il, a les oublier. Son amie, miss Burney, avec ce tact, ce pressentiment des choses du cœur qui n’appartiennent qu’à une femme et vis-à-vis d’une autre femme, lui avait indiqué dès le mois d’août 1780, comme devant faire diversion aux chagrins dont elle était accablée (car son mari déjà se mourait), un chanteur italien du nom de Piozzi[1]. Piozzi vint faire de la musique chez le riche brasseur. On prétend qu’il sembla d’abord ridicule à mistress Thrale, et qu’elle s’amusait, derrière son dos, à parodier sa pantomime expressive ; mais ce fut là une impression très fugitive. Au surplus, Sacchini, qui était alors à Londres, emmena peu après sur le continent ce brillant ténor dont il était l’ami intime. Avant de partir, ils passèrent ensemble leur dernière soirée chez mistress Thrale, et ce fut de là qu’ils allèrent s’embarquer à Margate. Miss Burney les y entendit

  1. La première mention du nom de Piozzi dans le Thraliana est ainsi conçue : « Brighton, juillet 1780. — J’ai ramassé ici le grand chanteur italien Piozzi. C’est étonnant comme il ressemble à mon père. Il donnera des leçons à Hester. » Hester était le nom de l’aînée des misses Thrale.