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aussi, dans le Morning Post (ce qui, par parenthèse, n’est pas bon signe). Elle a dérobé à lady Wedderburne le cœur de son mari, et peu de femmes mariées seront, je le crains, disposées à lui passer ceci aussi patiemment que moi. Elle y joue sa réputation, qu’elles lui enlèveront pour jamais, je le crains bien. Déjà hier lady Erskine m’a fait sur son compte une foule de questions bizarres, et, tandis que je répondais, clignait de l’œil du côté de sa sœur en prenant des airs avisés. La chère S. S. fera bien d’être sur ses gardes : rien n’est plus dangereux qu’une femme à qui l’on a fait un tort de ce genre… Moi-même, je ne vois pas avec plaisir, ce me semble, mon mari me préférer miss Streatfield, bien que je la reconnaisse plus jeune, plus jolie que moi et plus érudite (better scholar). Sur sa chasteté, je n’ai pas le plus léger doute… Elle a été élevée par le docteur Collier dans les principes de la piété, de la vertu les plus strictes. Non-seulement elle sait qu’elle restera toujours pure, mais aussi pourquoi elle doit rester ainsi. »


Remarquez ce dernier trait, qui est à la fois une observation des plus fines et une épigramme sanglante. Le coup porté, elle reprend avec plus de modération :


«… M. Thrale, de par son état de maladie, est à présent hors de question : je suis donc spectatrice désintéressée ; mais la coquetterie de cette mijaurée est vraiment très périlleuse, et je voudrais qu’un bon mariage vînt y mettre fin. Du reste, bien portant ou malade, M. Thrale l’aime cent mille fois mieux que moi, et même aujourd’hui ne désire rien tant sur la terre qu’un regard de sa chère Sophia. »


Ce genre de consolation, Sophy ne le refusait guère à ses amis, et Thrale ne mourut pas sans avoir été assisté jusqu’au bout par cette espèce d’ange équivoque, qui avait des larmes à volonté, des sourires à profusion, et se baignait avec volupté, sans en ressentir l’atteinte, dans les flammes dont elle se plaisait à redoubler, l’ardeur. Thrale mourut cependant pour n’avoir pas su modérer ses penchans gastronomiques, et presque à l’agonie demandant « s’il y avait déjà des lamproies. » Il mourut rêvant un hôtel qui devait lui coûter un million, des élections qui auraient achevé sa ruine, des voyages auxquels ses forces n’auraient pas suffi. Il mourut, et presque tous ceux qui l’entouraient bénirent la mort de ce tyran domestique, froid, poli, inflexible, qui jusqu’à sa dernière heure voulut être obéi sans réserve et sans observations. Il avait exigé qu’on envoyât, pour le jour même où la mort allait venir le prendre, des invitations à « toute la ville de Londres. » Il fallut, pour vaquer à ses funérailles, contremander les invités et renvoyer les violons.

Dix-huit années d’esclavage sans amour laissaient mistress Thrale altérée d’indépendance et d’affection. Son âge lui donnait droit au premier de ces biens, mais semblait lui interdire le second. Néanmoins, quand les affaires d’intérêt eurent été réglées par les quatre