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assise sur les genoux de David Garrick, elle lui expliquait le mot français gerbes, écrit sur le programme de la fête, et dont il ne se rendait pas bien compte. Puis un beau jour son père partit pour la Nouvelle-Ecosse, dont la colonisation absorbait les soins de lord Halifax, alors à la tête du Board of trade, la mère et la fille demeurèrent à Londres, sinon sans pain, du moins sans aucunes ressources pécuniaires. Heureusement la parenté vint à leur aide ; on les invitait de tous côtés, et jamais elles n’avaient mené une existence plus splendide que depuis le départ du père d’Hester, qui, toujours aventureux, toujours mauvaise tête, leur donnait à chaque instant de nouvelles inquiétudes. Hester cependant aimait l’étude avec passion. Chez une de ses tantes, qui s’était éprise d’elle et soignait son éducation, elle apprit le latin, l’italien et même l’espagnol, ce qui, avec le français, dont elle était déjà pourvue, lui faisait une érudition assez exceptionnelle, même à notre époque, et qui devait l’être encore bien plus il y a cent ans.

Cette précieuse tante (Anna-Maria Salusbury) avait une écurie aussi bien montée que sa bibliothèque. On venait de vingt lieues à la ronde y admirer des racers, des hunters de premier mérite et de prix énorme. En même temps qu’elle les faisait valoir aux yeux des amateurs éblouis, — presque tous gentlemen de bonne race et bien pourvus de fortune, — la tante ne négligeait pas de leur montrer Hester et de vanter ses talens fort divers. À ceux qu’on en jugeait dignes, on lisait ses poésies ; devant les autres, on la faisait galoper, on lui faisait franchir maint et maint « obstacle. » La petite folle, riant intérieurement de ces exhibitions, s’y prêtait de son mieux, quitte à se moquer ensuite de tous ces admirateurs en compagnie d’un vieux professeur qui lui enseignait le latin, la logique, la rhétorique, et à qui, dans des conditions analogues, elle portait un peu plus que l’amitié de Mme de Sévigné pour l’illustre Ménage. La spirituelle marquise ne nous apprend en effet nulle part que Ménage eût pu empêcher, s’il avait voulu l’en détourner, le mariage de sa belle écolière, et la mère d’Hester, quand il fut question de l’unir à M. Thrale, jugea bon d’écarter ce professeur sexagénaire, dont elle était littéralement jalouse, et qui avait su acquérir sur l’esprit de son élève un ascendant presque absolu[1]. Le fait est qu’après un laps de quarante années, la jeune Hester de 1763, devenue en 1815 l’inconsolable veuve de son second mari, se rappelait avec délices ses correspondances et ses conversations avec « l’admirable docteur Collier, »

  1. Le docteur Collier, — c’est de lui qu’il s’agit, — inspira un attachement presque, aussi vif à une autre jeune fille dont il sera question plus loin. La belle et coquette Sophia Streatfield, bien des années après avoir perdu ce précepteur adoré, prenait encore le deuil le jour anniversaire de sa mort.