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prouva bientôt que des abonnés ne se gagnent pas aussi facilement que des provinces, et que contre leurs résistances passives une campagne ne suffirait pas. De toutes les entreprises, aucune n’est exposée à autant de mécomptes que la création d’un journal ; plus d’un empire a coûté moins de temps et moins d’efforts. Que de bourses se refusent à une dépense purement facultative ! Pour combien c’est un caprice qui ne va pas au-delà d’un essai très limité ! À un mérite soutenu, il faut joindre la variété de plumes et surtout la vertu de la durée. Faucher n’avait pour son œuvre que le premier de ces élémens : il portait seul ou presque seul le poids de la rédaction, et il ne pouvait pas attendre. Sa combinaison le condamnait, sous peine d’échouer, à un succès immédiat. Il échoua après six mois de lutte et de sacrifices : une liquidation eut lieu, et aux désappointemens d’auteur il ajouta de son plein gré des blessures d’argent. Par une délicatesse rare, il ne voulut pas que ses amis portassent la peine de son illusion, et s’infligea le devoir de rembourser sur le produit de son travail le montant des actions qui avaient été souscrites. Cette libération ne s’acheva qu’à la longue, et Dieu sait au prix de quelle gêne ! On en suit les traces dans sa correspondance avec ses amis : « Plusieurs fois, écrit-il à M. Beaufer, je me suis vu réduit aux dernières extrémités ; montre, meubles, j’ai tout vendu. » Et ailleurs : « Il m’arrive de temps à autre d’être obligé d’aller demander à dîner à un ami, de me coucher faute d’huile dans ma lampe, et de jeter mon manteau sur mes épaules pour me tenir lieu pendant mon travail du feu qui ne brûle pas dans ma cheminée. Il a fallu, croyez-le, plus que du courage, avec ma santé délicate et souvent ébranlée, pour persévérer. Je n’ai à me reprocher ni un moment perdu, ni un plaisir pris. Ma vie est austère. » Ces peines ne sont rien auprès de celles qu’éprouve ce cœur fier et loyal à la pensée des délais qu’il est obligé de demander ; il s’en excuse, il veut supporter les intérêts qui courent ; il oublie ses privations pour ne songer qu’à celles dont sa mésaventure est la cause : « Si je m’étais laissé incarcérer à Clichy, s’écrie-t-il avec angoisse, tout serait perdu pour ma mère et pour moi ! » Cet état de crise ne fut pas le tourment d’un jour, ni de quelques mois, il dura plusieurs années ; les affaires de Faucher ne se remirent pas sans peine de cette fâcheuse spéculation.

À dessein j’ai insisté sur cet épisode ; on peut en tirer plus d’une leçon. Dans un temps où l’on dispose de l’argent d’autrui avec une conscience si aguerrie, il est bon de présenter comme contraste la manière dont un homme d’honneur envisageait ses obligations vis-à-vis des personnes qu’il avait engagées à sa suite. Peut-être Faucher poussait-il les choses jusqu’à l’exagération : en prenant toutes les pertes à son compte, il reculait les limites de sa responsabilité ;