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peut dire avec vérité aujourd’hui que toute question d’Orient est une question européenne.

Et d’ailleurs est-ce un médiocre accroissement de forces pour la Russie que d’être allégée du fardeau d’une guerre comme celle du Caucase, des préoccupations et des dépenses que cette guerre entraînait, et de pouvoir tourner ailleurs sans obstacle une partie de l’armée considérable qu’elle y entretient ? Placé entre sa frontière méridionale et ses vastes provinces formées des anciens royaumes de Géorgie et d’Arménie, le Caucase, devenu une position intérieure, s’élevait comme un mur de séparation infranchissable, comme un obstacle à des communications journalières. Cette position ne pouvait rester à découvert et hostile sans compromettre la sécurité de l’un des points les plus importans de l’empire. La Russie a donc été conduite à cette conquête par les mêmes motifs qui ont porté la France dans l’Algérie jusqu’aux limites de la Kabylie, l’Angleterre dans l’Inde jusqu’au Népal et au Pendjab. Au lieu d’admettre avec des adversaires de parti-pris une ambition démesurée et sans raison, ou avec de plats et niais apologistes des vues sentimentales et philanthropiques, on doit reconnaître que chaque état est subordonné à une loi d’expansion et de développement externe que lui imposent et sa situation géographique ou politique, et les besoins de son commerce ou de sa défense, ou bien encore des instincts de race. Si l’on veut chercher dans l’histoire la raison des progrès territoriaux de la Russie, on trouvera qu’elle a obéi à cette même loi dans le Caucase, comme l’Angleterre, la France et tous les grands états l’ont fait ailleurs. La libre navigation de la Mer-Caspienne, le maintien de la ligne du Volga, cette grande et magnifique voie fluviale qui relie Saint-Pétersbourg et la Baltique avec l’Asie, sollicitaient, comme un complément nécessaire, la possession du flanc gauche du Caucase, véritable tête de pont qui rattache le continent asiatique à la Russie d’Europe. On conçoit ainsi comment le tsar Ivan Vasiliévitch, après avoir détruit les royaumes de Kasan et d’Astrakan, et avoir vu l’autorité de son nom s’étendre jusque dans les profondeurs de la Sibérie, fut appelé à tourner ses armes vers le Caucase oriental, et comment ses successeurs ont constamment suivi la même direction. Après trois siècles d’efforts, la pensée d’Ivan a eu sa réalisation, et il nous a été donné d’en être les témoins. Lors même que le Caucase conquis ne serait point un beau fleuron ajouté au diadème des tsars, il serait, comme prix et couronnement d’une politique éternelle dans sa persévérance, un grave enseignement pour l’Europe, et l’un des plus remarquables événemens contemporains.


EDOUARD DULAURIER.