Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/338

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce point, sur lequel le détachement en campagne était parvenu à grand’peine à s’établir, isolé de toute communication et de tout secours, ne tardait pas à être abandonné, et le résultat obtenu se bornait à une gloire stérile et coûteuse. Le prince Yorontzof, à partir de 1845, donna à cette guerre de montagnes une direction savamment conçue, et qui a été suivie par son successeur avec une habileté justifiée par le succès. Vorontzof inaugura la colonisation des lieux occupés par les troupes, la création des lignes stratégiques dont le réseau enveloppe maintenant presque tout l’isthme caucasien. Des percées ont été pratiquées dans ces forêts séculaires sur une largeur de deux portées de canon, des ponts jetés sur les principales rivières ; des routes d’un parcours facile aux convois militaires, à l’artillerie, aux mouvemens des troupes, s’ouvrent dans toutes les directions. Ces travaux de défense, la présence d’une armée nombreuse et aguerrie, la vigilance infatigable des Cosaques et de la police militaire, sont comme une menace permanente suspendue sur la tête des montagnards, un avertissement que toute tentative d’insurrection serait promptement étouffée. Dans peu, ils seront partout sous la main de leurs dominateurs. Sans doute, malgré ce luxe de précautions, quelques étincelles s’échapperont des entrailles encore incandescentes de ce volcan violemment comprimé. Le muridisme relèvera encore la tête quelquefois tant que la vieille et énergique génération des fidèles croyans ne sera pas descendue au tombeau. Le mouvement qui a éclaté naguère dans la partie nord de la Grande-Tchetchenia met ce fait hors de doute. Néanmoins un soulèvement général est désormais impossible, et le Caucase peut être considéré comme acquis à la Russie.

Dans le cours du long et pénible enfantement qui a produit un tel résultat, on a entendu souvent demander dans quel dessein une puissance dont le territoire est déjà si vaste s’acharnait ainsi à la conquête de quelques lieues de rochers stériles et contre de misérables populations. Cette question suppose, ou de singulières préoccupations, ou une absence complète de vues sur l’état de l’Orient tel que l’ont fait les événemens accomplis depuis un siècle, et qu’ont provoqués l’invasion et la domination européennes. Partagée entre la Russie et l’Angleterre, la majeure partie de l’Asie est entrée dans la sphère de leurs intérêts actifs et réels, et la solidarité entre la métropole et son empire colonial est devenue si étroite et si complexe, que ces intérêts ne sauraient être en souffrance ou prospères de part ou d’autre sans qu’une commotion réciproque et profonde ne se produise à l’instant. Le contre-coup qu’a ressenti l’Angleterre de l’insurrection de l’Inde et ses efforts énergiques pour la combattre en sont la plus évidente démonstration. C’est en ce sens que l’on