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le ciel, il semble appeler et attendre l’inspiration. Le caractère de cette physionomie est, si je puis m’exprimer ainsi, tout spiritualiste ; on croirait voir un de ces ascètes chrétiens transfigurés par la prière et la contemplation, ou, si l’on aime mieux, un de nos anciens chevaliers de la milice du Temple au beau temps de cet ordre ; le vêtement blanc de l’imâm prête encore à l’illusion. Ce caractère ressort encore mieux, par son contraste, avec celui de la figure de Mohammed-Amyn, l’agent de Schamyl dans le Caucase occidental : type montagnard magnifiquement accentué, au profil d’aigle, mais où le bas de la figure lourd et massif trahit des penchans bas et vulgaires, et a quelque chose de bestial.

M. Rounovskii a soulevé un coin du voile qui cachait l’intérieur du harem de l’imâm, et nous allons l’y suivre en profitant d’une indiscrétion qui nous permet de compléter les détails que l’on doit à Mme Anna Drancey dans le récit de sa captivité à Véden, et à l’auteur d’une intéressante relation écrite en russe, M. Verderevski[1]. Il a eu huit femmes, dont voici les noms dans l’ordre suivant lequel il les a épousées : Khoria de Himry ; Fathime, fille d’Abdoul-Aziz, chirurgien d’Ountsoukoul, et mère des cinq premiers enfans de Schamyl ; Djavgarad ; Schouanat, de Mozdok ; Zaghidat ou Zeïdat, de Kazy-Koumoukh, fille du mollah Djemâl-Eddin ; une autre Fathime de Himry, déjà vieille quand il la prit ; Aminat, de la tribu kiste, et Zaïnab, la Tchetchense. Avec la première de ses femmes, Khoria, Schamyl vécut trois jours ; avec la dernière, Zaïnab, trois heures. Il épousa la vieille Fathime parce qu’il la savait bonne ménagère et capable de mettre de l’ordre dans sa maison, livrée à l’inexpérience et à l’incurie de ses jeunes femmes. Au bout de quelques années, et il y a déjà longtemps, il perdit la première Fathime, celle qu’il a le plus tendrement aimée. Dans une circonstance où il avait les Russes sur les bras, il apprit que Fathime, qui était alors dans la Tchetchenia, à l’aoûl Alistandji, était gravement malade ; aussitôt il partit pour se rendre auprès d’elle, quittant tout et laissant le commandement de ses troupes à un de ses naïbs, le Tchetchense Eldor. La fille de Djemâl-Eddin, Zeïdat, qui est la plus âgée, tient aujourd’hui le premier rang. Par son caractère difficile et acariâtre, c’est une véritable peste domestique, insupportable à tous ceux qui l’approchent. Schamyl la souffre, quoique vieille et maussade, comme un mal nécessaire, par une ancienne habitude qui date de dix-sept à dix-huit ans, et parce qu’elle est la source de la prospérité de sa maison. Elle a d’ailleurs pour père un homme auquel il a voué un respect sans bornes, et qui jouit du plus grand crédit dans la montagne. Schouanat est Arménienne et chrétienne de naissance ; elle

  1. Voyez cette relation dans la Revue du 1er mai 1856.