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mêlé d’une façon pittoresque à des divans bas, à la mode asiatique, tapis fins et veloutés, draperies de soie, glaces disposées avec art, papiers de tenture au goût oriental, rien n’a été négligé, et s’il faut en croire Khadjio, véritable dandy, à l’esprit tant soit peu frondeur, aux idées très jeunes et très avancées, jamais la charmante Kerima n’aura été servie plus à souhait.

Au commencement de son séjour à Kalouga, Schamyl aimait à se rendre le soir dans des réunions intimes où il était sûr d’être reçu avec bonhomie. Comme la musique, pour laquelle il est passionné, l’attirait principalement, il s’informait toujours d’avance si on jouerait du piano ; mais bientôt, et dès le second bal auquel il assista, il s’aperçut qu’une veillée prolongée le fatiguait : il déclara qu’il voulait reprendre sa vie du Caucase, cette vie qu’il menait depuis soixante-quatre ans, s’endormir au coucher du soleil et se lever dès l’aube. Une autre raison le retenait chez lui : inflexible sur l’étiquette musulmane, qui séquestre les femmes et leur défend de sortir sans voile et de les regarder dans cet état, le pudique imâm déclarait que l’usage pour les hommes de porter des fracs, et pour les dames d’avoir la figure découverte et les épaules nues, était une indécence révoltante. On rapporte que, dans son trajet du Caucase à Pétersbourg, étant, arrivé à Kharkov, il fut invité chez le gouverneur de cette ville. En y entrant, le spectacle des toilettes de bal alarma sa conscience timorée : il recula de quelques pas et se mit à prier. Comme quelqu’un lui demandait l’impression que cette fête avait produite sur lui, il fit une réponse où il sut donner à l’expression franche de ses scrupules religieux la tournure de la plus aimable galanterie : « Vous autres Russes, dit-il, vous n’irez pas en paradis, car vous en avez un sur la terre, plus beau que celui que Mahomet nous a promis dans le ciel. » Rendu à lui-même et vu de près dans l’intérieur de la vie privée, loin du théâtre des agitations et des combats où s’écoula sa périlleuse existence, et qui lui dictèrent tant de sévérités terribles, tel enfin que nous le montre M. Rounovskii[1], Schamyl a paru métamorphosé : c’est le lion dans un calme majestueux. Le chef dont le nom seul répandait l’effroi n’est plus qu’un simple et

  1. Dans son extrait du rapport du commissaire du gouvernement auprès de Schamyl. Cet opuscule, publié en russe dans le Voiennyi Sbornik Revue militaire, a été traduit en français par M. F. Bonnet et inséré en feuilleton dans le Journal français de Saint-Pétersbourg n° du 3-15 mars 1800. Un autre travail sur Schamyl par M. Zössermann a paru dans la livraison de juillet 1860 du Contemporain Sovremennik. Lu en traduction à Schamyl et à ses fils, il obtint leur approbation sans réserve pour la plus grande partie des faits dont il contient le récit. Nous aurions consulté volontiers les ouvrages de M. le général Milutine, de MM. Nevêrovski et Ogolnitchi sur la guerre du Caucase ; mais nous n’avons pu encore les recevoir, et en disant cela nous n’étonnerons probablement aucune des personnes qui connaissent les difficultés et l’extrême lenteur des communications avec la Russie.