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qu’il avait méditées. On ne peut dire de lui qu’il ait été un profond stratégiste, un grand capitaine. L’éducation lui avait manqué, et la nature des lieux ne comportait pas de vastes et savantes évolutions : d’ailleurs je crois que cette gloire profane aurait peu touché l’apôtre qui n’avait d’autre ambition que d’assurer, par n’importe quel moyen, le triomphe de la cause sacrée dont il s’était fait le vengeur ; mais on ne saurait lui contester d’avoir été, les armes à la main, un admirable chef de partisans, un guerillero d’une habileté et d’une expérience consommées : nul ne savait mieux que lui éventer et déconcerter les plans de l’ennemi, le harceler et l’inquiéter sans relâche, se montrer et disparaître avec une soudaineté inattendue, discipliner et électriser les bandes dont il était le chef. Quoique le relief de ces montagnes, avec ses mille accidens de terrain, ait été pour lui un puissant auxiliaire, il n’est pas douteux que jamais il n’aurait prolongé sa défense comme il l’a fait sans des talens militaires supérieurs.

Le héros du Caucase succomba enfin dans un effort suprême et désespéré, abandonné de tous et resté seul avec une poignée de murides, trahi par la fortune, victime d’une surprise qui rendit les Russes maîtres du plateau sur lequel il s’était retranché. Des quatre cents hommes renfermés avec lui à Gounib, quarante-sept seulement survivaient à ce désastre ; les cadavres des montagnards et ceux des Russes encombraient le sommet du rocher. Schamyl, acculé dans une saklia (maison) taillée dans le roc, résistait encore, lorsque le commandant en chef, prince Bariatinskii, arrivant sur le terrain et ayant fait cesser le feu, le somma de se rendre. Il ne restait plus à l’imâm d’autre parti que d’obéir, et, sortant de sa retraite, il s’avança avec dignité.

« Es-tu Schamyl ? lui dit le prince. — Oui, je le suis, répondit-il. — Eh bien ! tu as la vie sauve ; tu garderas tes femmes et tes richesses. Demain je t’enverrai à Pétersbourg. C’est de l’empereur qu’il dépend de régler définitivement ton sort. » Le prisonnier baissa la tête sans proférer une parole. Il se regardait comme destiné à une mort immédiate, et lorsqu’il fut emmené au camp russe, il s’arrêta deux fois en chemin pour faire sa prière. Ce ne fut qu’en entrant dans la tente qui lui était réservée, et en voyant le thé préparé dans un service d’argent, qu’il commença à se tranquilliser.

C’est ainsi qu’il tomba, mais sans rien perdre du prestige de la grandeur que lui avait imprimée une lutte héroïque d’un quart de siècle, en conservant le respect et l’estime de ceux qui l’avaient combattu. La générosité avec laquelle il a été traité n’est pas moins honorable pour le vainqueur qui la lui a témoignée que pour le vaincu qui a su l’inspirer. Accueilli partout en Russie avec une curiosité respectueuse et un empressement sympathique, il n’a paru ni emprunté ni gêné au milieu d’une société raffinée, si étrange pour lui. On