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Là un nouvel ennemi l’attendait : un montagnard du parti des Russes, embusqué, tira sur lui, et sa balle siffla aux oreilles de Schamyl. Pendant qu’il s’acharnait contre cet agresseur imprévu, garanti contre ses coups par les plis d’un épais bourka (manteau), il entend retentir derrière lui les pas précipités d’un fuyard et une voix saccadée murmurer le nom d’Allah ; il se retourne et reconnaît Mahomet-Aly, un de ses compagnons de défense dans la tour, échappé, comme lui, par miracle au massacre. Il s’attache à son bras, s’en fait un appui ; mais à peine a-t-il fait quarante pas, qu’épuisé par la perte de son sang et à bout de forces, il se laisse aller contre un rocher et s’évanouit. La bise, dont le souffle âpre et pénétrant est dans ces montagnes l’avant-coureur du crépuscule, la bise vint, au bout de quelque temps, ranimer ses sens éteints ; il rouvrit les yeux : les hautes cimes du Caucase, sous leur dôme de neige et de glace éternelles, resplendissaient des derniers rayons du soleil en se détachant, dans l’azur du ciel, sur les teintes sombres que la nuit commençait à répandre dans le fond des vallées : c’était l’heure où la voix sonore et cadencée du muezzin appelle du haut des minarets les fidèles à la prière du soir. Le pieux musulman essaya, par un pénible effort, de se soulever pour faire son namaz[1] ; mais, vaincu par la douleur, il retomba lourdement en vomissant des flots de sang. Mahomet-Aly, blotti tout auprès et qui ne le perdait pas de vue, jugeant par le silence qui régnait à l’entour que les Russes s’étaient éloignés, sortit de sa cachette pour venir à son aide ; il banda ses plaies comme il put et le transporta à Ountsoukoul, où vivait le beau-père de Schamyl, Abdoul-Aziz, réputé comme le plus habile chirurgien du Daghestan. Par malheur, Abdoul-Aziz était absent. À l’approche des Russes, il avait cherché, comme tous les habitans des environs, un asile dans les bois. Schamyl resta vingt-cinq jours sans secours, dans les angoisses de la souffrance, suspendu entre la vie et la mort. Enfin son beau-père rentra : un premier pansement, fait avec un onguent de sa1 composition, rendit au pauvre blessé un peu de repos. Vingt-quatre heures d’un sommeil réparateur produisirent un mieux sensible ; en trois semaines, il fut hors de danger, mais il fallut trois mois pour achever sa convalescence. Il se disposait à partir, lorsqu’arriva d’Aschilta sa sœur Fathime, qui avait sauvé dans le désastre de Himry les bijoux et les objets précieux de Schamyl ; elle venait les lui rendre. Ayant appris à son frère qu’elle portait ces objets sur elle, Fathime le vit se troubler, pâlir et devenir sombre. Schamyl s’était rappelé un préjugé populaire qui fait

  1. C’est la prière canonique obligatoire avec les ablutions, pour tous les musulmans, cinq fois par jour, à l’aurore, vers midi et trois heures du soir, au coucher du soleil et dans la nuit.