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a rencontré une comédienne qui n’est pas un monstre d’iniquités, et qui connaît la réserve et la prudence de la femme. Mais l’intérêt de la pièce n’est pas dans la pièce elle-même, il est dans le jeu de l’actrice qui est chargée d’interpréter le principal rôle. Hélas ! j’ai regret de le dire, le succès de Béatrix rentre un peu dans la classe de ces succès dramatiques aujourd’hui à la mode, et que nous appelons un succès d’exhibition. Non-seulement la pièce n’existe que pour l’actrice, mais l’actrice ne joue le rôle que pour exécuter une sorte de tour de force sous les yeux d’un public à demi sceptique, à demi curieux. Le véritable intérêt du spectacle, ce n’est pas de voir et d’entendre Mme Ristori, — le public parisien la connaît depuis longtemps, — c’est de voir et d’entendre Mme Ristori jouer en français un rôle composé exprès pour elle. On veut savoir comment elle se tire de ce pas périlleux. A-t-elle ou n’a-t-elle pas de l’accent ? Oui, elle en a, et beaucoup ; elle en a à ce point que non-seulement sa prononciation en est désagréable, ce qui ne serait qu’un faible inconvénient, mais que son jeu en est embarrassé, et pour ainsi dire dénaturé. Cet accent exotique fait détonner la voix à chaque instant, détruit l’accord qui doit régner entre les intonations de l’organe et la nature des sentimens qu’il s’agit d’exprimer, en sorte que l’actrice, grâce à cette lutte ingrate et stérile contre une prononciation qui n’est pas celle de sa langue maternelle, se trouve, malgré elle et à son insu, exprimer d’une manière fausse des sentimens qu’elle comprend d’une manière vraie. Toutes les nuances sont ainsi détruites, et ce qu’on pourrait appeler, dans l’art du comédien, l’orthographe de la voix, bouleversé de fond en comble. Les phrases qui devraient être dites d’un ton sentimental, sur lesquelles l’actrice devrait traîner avec une voix douce et aimante, produisent un effet comique, rien que par l’insistance avec laquelle la voix appuie sur les dernières syllabes de chaque mot, après avoir à peine marqué les syllabes antérieures. D’autres fois, lorsque la phrase doit exprimer une nuance de légère raillerie, un accent grave intempestif vient donner à l’ironie un air de colère. Et puis Mme Ristori est une tragédienne, et une tragédienne à la manière italienne : involontairement elle obéit à ses instincts dramatiques, et tombé sans le savoir dans la déclamation tragique. La comédie bourgeoise et larmoyante à la française n’est point son fait, et l’on peut dire que pendant toute cette pièce elle est encore plus déclassée que la pauvre comédienne dont elle joué le personnage n’était déclassée à la cour de la grande-duchesse. Elle est comme une âme en peine qui cherche son élément, comme une lionne qui cherche sa proie. Mais lorsqu’enfin elle a trouvé cette proie dans la scène où elle déclame les adieux de Jeanne d’Arc à sa chaumière, les adieux dans le tombeau de Roméo et Juliette, elle triomphe et redevient la tragédienne pathétique que nous connaissons. L’accent exotique disparaît, les gestes gauches et raides font place à une pantomime passionnée et émouvante. Cette scène sauve la pièce à elle seule, et il vaudrait la peine d’aller à l’Odéon rien que pour le plaisir de voir l’étreinte pleine de tendresse avec laquelle la tragédienne embrasse Roméo mourant.


EMILE MONTEGUT.


V. DE MARS.