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REVUE. — CHRONIQUE.

Canton, et qui seraient certainement et facilement expulsés de la Cochinchine, si les Annamites le voulaient bien. Les Annamites avaient écouté les conseils des Chinois, et mal leur en avait pris, comme on le voit. On peut dès ce moment prévoir les conséquences des glorieux faits d’armes que je viens de raconter. Les Annamites ne se croient plus invincibles, et quand même ils garderaient cette erreur, les Français ne la leur laisseraient pas longtemps. En attendant que se présente l’occasion de les détromper, l’amiral Charner donne quelque repos à ses soldats. Aucun soldat annamite ne se montre plus devant Saigon, et c’est sur un nouveau champ de bataille qu’il faudra chercher l’ennemi.

RODOLPHE LINDAU.


REVUE DES THEÂTRES.

Nous nous plaignions tout récemment de la stérile fécondité du roman contemporain ; on ne peut adresser le même reproche à la littérature dramatique. L’indigence de notre théâtre est complète, et ne laisse plus rien à désirer. Naguère la quantité suppléait au moins à la qualité ; aujourd’hui cette triste compensation n’existe même pas. Les méchantes pièces elles-mêmes deviennent rares, et quant aux pièces médiocres, on n’en trouve plus. Vous croyez peut-être que cette pénurie de la littérature dramatique fait tort aux théâtres ? Ils ne s’en portent que mieux au contraire. Cette indigence dispense les directeurs de théâtres de soins, de recherches, de démarches, qui leur prendraient du temps et leur coûteraient des efforts ; elle les débarrasse des anxiétés, des incertitudes, des luttes, des concurrences, qui assaillent inévitablement celui qui cherche la fortune et le succès dans des entreprises nouvelles. Nos modernes directeurs de théâtres semblent connaître les faiblesses du cœur et de l’esprit humains, et vraiment on ne peut que les féliciter de leur expérience de moralistes. Ils savent que, contrairement au préjugé reçu, le public se laisse difficilement allécher par l’attrait du nouveau, même en France, où il passe pourtant pour avoir le goût du changement et de la nouveauté. Le public non-seulement aime à revoir ce qu’il a déjà vu, mais il ne se fie qu’à ce qu’il connaît de longue date ; toute œuvre nouvelle le trouve disposé sinon à la malveillance, au moins au doute et à l’incrédulité. Avec les œuvres dès longtemps connues, on n’a pas à craindre ce premier mouvement de surprise, qui nuit au succès, où qui du moins l’ajourne et le retarde ; on n’a pas à craindre les luttes, les discussions, les controverses. Nos directeurs de théâtre ; qui ont appris, quelquefois à leurs dépens, à connaître le cœur humain et qui savent que des deux grands mobiles qui le poussent, la curiosité et l’habitude, c’est le dernier qui lui est le plus cher, ont enfin renoncé à cette pratique dangereuse de l’innovation par laquelle ont échoué tant de leurs devanciers moins versés qu’ils ne le sont dans la connaissance psychologique du public. La curiosité est un grand mobile, se sont-ils dit ; mais c’est un mobile capricieux, orageux, sur lequel il ne faut pas compter : il est bien plus sage de se fier à l’habitude, qui n’aime rien tant que l’inertie, et qui hait le changement et la lutte. En spéculant sur l’habitude, on spécule à coup sûr, car avec elle tout est prévu d’avance, et l’on n’a pas à courir les chances aléatoires