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de beaux yeux brillans et les refermèrent aussitôt. Entre des pierres, une flamme tremblotante s’élevait d’un amas d’herbes et de broussailles presque consumé, et éclairait la barbe grise de Nicolas, le cuisinier, et la barbe noire de Jurius, son aide, couchés, comme toujours, les derniers ; ils préparaient le déjeuner du lendemain.

Le 30 mai, le soleil, brûlant dès l’aurore, annonça une chaleur extraordinaire ; mais jamais le désert ne me parut plus beau. Que de grandeur et de poésie dans cette sublime solitude ! Le mirage couvrait de lacs l’horizon de la plaine éblouissante, et les collines, le pied voilé par le scintillement de l’atmosphère près du sol ardent, semblaient suspendues dans l’espace. Des traces blanchâtres, veines de terre crayeuse répandues çà et là, ressemblaient de loin, à travers les vibrations de l’air, à ces nuages enchantés qui descendent sur le théâtre dans les féeries. À midi, il me sembla que je recevais de tous côtés l’impression du feu. Nous abaissâmes nos turbans sur nos yeux, les Arabes s’enveloppèrent la figure de leurs couffiehs, et nous avançâmes sans mot dire, absorbés en nous-mêmes. Dans cette nature immobile et silencieuse sous le poids du soleil, on n’entendait plus que le pas régulier des chameaux, la marche plus précipitée des chevaux et des mules. Les approches du soir ranimèrent la caravane. Nos causeries recommencèrent. Les Bédouins, poussant les dromadaires, firent des fantasias dans la plaine, ou, se jetant à la poursuite des lièvres qui se levaient sous leurs pas, ils les atteignaient souvent de leurs lances, D’autres mettaient pied à terre et couraient après des gerboises, sorte de rats jaunâtres très communs dans ce désert. Ils sont curieusement conformés. Les pattes de devant étant très courtes, celles de derrière très longues, l’animal se tient volontiers sur celles-ci et a tout l’air d’un bipède. Il saute plutôt qu’il ne trotte. Cette structure a quelque rapport avec celle du kanguroo. Tandis que, parmi nos Arabes, les uns donnaient la chasse aux gerboises et aux lièvres, d’autres entonnaient d’une voix chevrotante et nasillarde quelque chant de guerre ou d’amour. Je m’en fis donner le sens par Elie. Ce sont en général des fanfaronnades de ce genre : « J’ai vaincu trois cents cavaliers ! couvert de gloire, enrichi de leurs dépouilles, je me suis présenté sous la tente du père de celle que j’aime, et il m’a accordé sa fille ! » Ces poésies ne furent jamais écrites ; elles courent de bouche en bouche depuis la plus haute antiquité, comme les chants d’Homère aux premiers âges de la Grèce.

Les derniers rayons du soleil, qui éteignait ses ardeurs, colorèrent l’horizon de tons chauds et harmonieux. C’est le matin et le soir que les belles lignes de cette nature apparaissent nettement. Durant le jour, l’excès de la lumière jette une teinte blanche uniforme sur tout le pays, confond les perspectives et les couleurs ;