Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

très jeune fils emmené par lui dans le désert, et de prendre soin du dromadaire et de la jument. Celle-ci, dressée par Ali, se serait distinguée au cirque des Champs-Elysées. Ali poussait un cri rauque ; elle partait de toute sa vitesse dans le désert, l’œil allumé, la crinière et la queue flottantes. Au moment où la course était le plus rapide, Ali se dressait debout sur la sellé, puis revenait près de nous pour jouir de notre surprise. Sans bride, sans étriers, les jambes et les pieds nus et pendans comme ceux des statues équestres de l’antiquité, il dirigeait l’animal avec une étonnante précision au moyen de la voix et des oscillations d’un bâton. Il vit que nous regardions en souriant un morceau de fer recourbé, fragment d’un éperon européen, qui brillait à l’un de ses talons : « A la franqua ! » dit-il en talonnant sa bête et montrant du doigt nos éperons.

Notre caravane s’avançait sans ordre et changeait d’aspect à tout instant ; c’était tantôt une longue file, tantôt une masse compacte, tantôt un front de bataille. Notre cavalerie allait pêle-mêle avec les Bédouins ; les dromadaires ayant le pas plus allongé que les chevaux, tantôt notre escorte ralentissait sa marche, tantôt nous pressions la nôtre. Dix mules seules ; soumises à une activé surveillance, conservaient une marche régulière ; elles portaient vingt jarres, disposées par couple, qui pouvaient rappeler par leur taille et leur forme les vases où se cachèrent les quarante voleurs du conte d’Ali-Baba. Comme elles contenaient de l’eau, si elles se fussent entre-choquées, cette ressource précieuse eût été perdue.

Les trois cheikhs n’avaient pas au milieu de leurs Arabes un rang bien marqué, et ne se seraient pas distingués d’eux sans la richesse de leur costume. C’est l’image de cette société toute primitive, républicaine, si j’ose le dire, car sans cesse le self government y est pratiqué, et ne donnant une sorte d’autorité à quelques-uns de ses membres que dans la mesure de la nécessité. Les Bédouins de Syrie ont des cheikhs, parce qu’il leur faut des chefs à la guerre, des présidens pour l’assemblée de la tribu ; mais les principales affaires sont agitées dans cette assemblée, sur laquelle les cheikhs ont plutôt de l’influence que du pouvoir. Ils possèdent une dignité, non pas un commandement. Si une querelle survient entre deux hommes, ils ne peuvent s’ériger en juges ; des arbitres sont choisis par les parties. Si un membre de la tribu est tué, la famille du défunt n’en appellera au cheikh que pour fane chasser l’assassin ; quant à la vengeance, elle l’accomplit elle-même. Tout homme peut dans sa tribu prendre le cheikh qui lui plaît, comme l’on prend un patron, et en changer à son gré. Quoique la naissance exerce un grand prestige chez les Arabes, et que le fils aîné hérite de la dignité du père, la richesse est un titre suffisant pour aspirer aux honneurs. Chaque jour, il s’élève de nouveaux cheikhs. Mighuel, simple chamelier