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C’était un piquant contraste de voir ces sauvages enfans du désert, établis dans la contrée par la force de leur sabre, se reposer sur les restes d’une cité romaine, tandis que leurs chevaux paissaient l’herbe croissant sur les parvis des temples, et ces pierres, qu’un grand peuple a frappées du sceau de son génie, servir d’appui à ces hommes insoucians et insensibles à leur beauté. Sans doute on ne peut demander à leur rude nature de comprendre cette beauté, ni d’admirer ces colonnes comme nos soldats d’Égypte, qui, pris d’enthousiasme à la vue de celles de Karnac, leur présentèrent spontanément les armes ; mais lorsque l’on considère la contrée qui les environne, cette riche et fertile Palœstina secunda, on est attristé de la voir devenue la proie des tribus nomades. Le Bédouin, sorti du désert, transforme en désert tous les pays qu’il occupe. Ses troupeaux dévastent les forêts, dévorent les récoltes vertes ; il a l’instinct trop voyageur pour donner aux fruits de la terre le temps de mûrir, pour songer à l’avenir en conservant les biens du présent. Bien plus, le nom même de cultivateur, en arabe fellah, est une insulte pour lui : fellah signifie le serf, le vilain, taillable et corvéable à merci, attaché à la glèbe, né pour être opprimé et nourrir des maîtres. Le nomade s’enorgueillit de sa tente, de son troupeau, de la richesse qu’il a su acquérir par le pillage, et croirait s’être abaissé s’il devait cette richesse au travail. Si jamais un conquérant européen vient arracher la Palestine à la désolation, il devra relever le courage et la dignité des fellahs et châtier rudement les tribus.

Mais ces hommes que je parle de châtier sont nos hôtes ; examinons leurs groupes. Habib, que la chaleur a forcé d’ôter son abbaïl, n’est plus vêtu que d’une longue chemise blanche. Il exerce un certain ascendant sur ses voisins. On s’écarte quand il s’avance, on l’écoute quand il parle ; s’il survient un Arabe armé d’un fusil, aussitôt il s’empare du fusil sans que le maître ose le lui refuser et le décharge en l’air. Pourquoi ? Pour faire du bruit, pour respirer l’odeur de la poudre, dont il est avide, et se donner un faux air de combattant. Habib possède un sabre pris à la guerre ; sur le tranchant, on remarque une brèche qui s’est faite à la quatrième tête qu’il a coupée. C’est avec raison qu’Antonio l’a choisi pour frère d’armes, car il fait bon d’avoir pour ami l’homme le plus redouté.

Un autre chef adouan, du nom de Gablan, neveu d’Abd-er-Rhazy, était venu à notre rencontre jusqu’à Suf. Il nous frappa tout d’abord par la fermeté de son regard et la dignité de tous ses mouvemens. Sa figure est recouverte d’un bandage cachant une terrible balafre, la cicatrice d’un coup de sabre qui lui a ankylosé la mâchoire ; une main qu’une blessure a aussi paralysée est enveloppée d’un linge collé à la peau par le baume d’Arabie, suc tiré du baumier que nous