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bien conduire envers les amis d’Akiel, qui des montagnes de l’ouest pouvait menacer ces animaux, leur seule richesse.

Nous suivions le pied des montagnes orientales de la vallée. La caravane était divisée en deux groupes, la cavalerie et les bêtes de somme. Celles-ci, au nombre de trente environ, défilaient attachées l’une derrière l’autre, portant des tentes, des caisses, des tapis. Le bruit de leurs pas se mêlait au craquement de leurs charges. Les moucres, assis de côté sur les animaux qui portaient les tapis, dormaient ou chantaient. Antonio profitait des moindres endroits où le terrain était uni pour faire voler la poussière autour de nous par ses fantasias, exercice peu agréable à voir, mais tellement dans les mœurs du pays qu’on ne peut y mettre fin sans encourir le reproche de manquer de goût. En Égypte, sur le passage de nos princes, les moudirs, nasirs, cheikhs-el-beled (préfets, sous-préfets, maires) se livraient devant eux à ces jeux équestres, au grand détriment de leurs chevaux ; mais à ces tours de force ils trouvaient de la grâce, et pensaient ne pouvoir mieux honorer leurs hôtes qu’en les aveuglant et les suffoquant de poussière.

Nous marchions devant la caravane, sans ordre et chacun selon la vitesse du pas de sa monture. L’un de nos chefs avait un petit étalon blanc qui ne se dérangeait jamais de son allure et de son chemin. Du matin au soir, il agitait ses jambes avec la régularité d’une horloge, et paraissait n’avoir qu’un but en partant : c’était d’arriver. Notre autre chef chevauchait sur une assez belle jument, et allait deci, delà, surveillant tout et apparaissant partout à la fois dans la colonne. Nous suivions de notre mieux ; j’avoue que je restais presque toujours en arrière. Mon cheval, quoique excellent, se donnait trop de distractions pour avancer bien vite. Également dangereux, mais avec des intentions différentes, pour les jumens qu’il comblait d’assiduités et les chevaux qu’il rouait de coups, il me causait des alertes continuelles. J’étais donc un des derniers. Je ne m’en plains pas, car je me trouvais sans cesse auprès d’un de nos plus aimables compagnons, le docteur Leclère, dont la bête se hâtait bien peu. Je suis sûr que ce voisinage m’était envié par les indigènes. En Orient, l’on porte aux médecins d’Europe un respect particulier : ce sont des génies, des magiciens qui ont reçu leur art de la Divinité, et dont le toucher seul guérit bien des maux. Parfois la superstition est poussée un peu loin. On raconte qu’un jour des Arabes du Sennaar, s’étant saisis d’un médecin français, lui arrachèrent, du reste avec tous les témoignages d’une profonde vénération, toutes ses dents et se les partagèrent comme des talismans.

Il était midi. — Si nous déjeunions ? s’écria-t-on tout à coup assez judicieusement.