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petits défauts, la passion du jeu par exemple, qui dévore tout ce qu’il gagne, et une galanterie peu scrupuleuse. Une aventure que je dois taire l’obligea à s’enfuir de sa patrie, il n’est plus aujourd’hui très jeune ; pourtant, dans les villes que nous avons traversées, sa conduite exigeait une surveillance active. Quoi qu’il en soit, son énergie et son entrain le rendent propre à mener un personnel nombreux, et il est aimé dans le pays, point important, car les voyageurs, à leur insu, épousent les querelles et les haines de leur drogman. L’indigène les accueille ou les repousse, le brigand les attaque ou les protège, selon qu’il est ami ou ennemi du drogman. Antonio a été choisi parce qu’il s’est concilié beaucoup d’Arabes et de chefs de bandes qui doivent nous donner accès sur leur territoire.

Tandis que le camp s’organisait, les habitans de Tibériade, les uns portant la longue robe et le bonnet de fourrure des Juifs, les autres la veste et le jupon syriens, s’assemblaient autour de nos tentes, car l’arrivée de notre caravane était l’événement de la ville ; d’autres encore montaient sur les ruines d’une tour, d’où ils se jetaient gaiement dans le lac. De jeunes filles, vêtues comme on représente la sainte Vierge dans nos églises, allaient et venaient avec des jarres sur la tête. Elles les remplissaient sur le rivage, puis s’approchaient le plus possible de nos tentes, dans l’intention apparente de nous offrir de l’eau, mais réellement pour jeter les yeux dans nos demeures. Facilement les Orientaux s’imaginent qu’un camp d’Européens contient de grandes richesses, ou des armes, ou des meubles étranges. Aujourd’hui les rôles sont intervertis : l’attrait du merveilleux, que l’Orient exerçait jadis sur l’Occident, est devenu notre apanage.

Sur ces entrefaites, le bateau avait touché la terre, et les espérances de pêche miraculeuse données par les souvenirs de l’Évangile ne s’étaient point réalisées. On rentrait les mains vides. Et au même instant un habitant de Tibériade, plus heureux dans ses tentatives, nous apporta, comme pour narguer les pêcheurs malheureux, un gros poisson, nommé poisson de saint Pierre, le premier qui apparaissait sur notre table depuis que nous avions quitté le Nil.

Malgré la beauté du lac, nous avions hâte de nous éloigner de Tibériade, car la chaleur y est excessive, comme dans toute la vallée du Jourdain. Cependant Antonio demandait du temps, afin de nous procurer une provision de pain pour huit jours. Ce pain, assez mauvais, est vendu fort chef par les Juifs ; encore faut-il, pour le conserver, le mouiller sans cesse, ce qui le fait moisir. Nous avions du biscuit, mais tellement desséché, que chaque morceau semblait nous dire, comme la lime au serpent de la fable :

Eh ! que prétends-tu faire ?
Tu te prends à plus dur que toi.