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sur le sol même, en dehors de l’action des émigrations et des propagandes de partis. C’est l’œuvre de ceux qui ne veulent ni conspirer ni se résigner, et qui, dans les ruines de la patrie, après toutes les luttes violentes, cherchent à rassembler les élémens d’une solution nouvelle. Ils ne pouvaient certes se jeter dans la politique, où ils eussent été instantanément arrêtés ; leur pensée était justement de travailler à refaire moralement et matériellement le pays, en échappant le plus possible à la politique. Ils commençaient par créer des sociétés de tempérance, et sur ce terrain même il n’était pas facile de marcher, car on rencontrait aussitôt les autorités russes, protégeant l’ivrognerie pour défendre les revenus du trésor, et dirigeant une guerre de circulaires contre ces sociétés, qu’elles représentaient comme contraires aux lois. Un gouverneur-général de la Lithuanie, M. Nazimof, faisait preuve d’érudition, et rappelait la noce de Cana, pour prouver que l’Évangile n’était pas opposé à l’usage des boissons spiritueuses. Une institution a joué un grand rôle dans le mouvement actuel : c’est la Société agricole de Varsovie. Elle avait eu des commencemens très humbles ; un jour, vers 1842, une association s’était formée pour la publication d’un petit journal qui s’appelait les Annales d’Agriculture, d’où toute question politique devait être sévèrement bannie, qui ne pouvait faire allusion ni à la situation de la Pologne, ni à son régime, ni à ses relations, ni à rien de ce qui l’intéressait. Ce fut le germe d’où sortit, aux premiers temps du règne de l’empereur Alexandre II, dans ces premiers momens de bonne volonté libérale, une institution plus sérieuse, la Société agricole elle-même, fondée toujours dans une pensée exclusive d’amélioration matérielle, mais qui avait des correspondans dans les provinces, et était autorisée à tenir deux sessions par an à Varsovie. Quelque restreinte que fût dans son objet cette institution, elle était un lien ; elle a fini par réunir plus de quatre mille membres propriétaires du royaume.

C’est ainsi qu’on a procédé lentement, créant un jour la Société agricole, un autre jour la navigation de la Vistule, tantôt des institutions de crédit, tantôt des sociétés de tempérance, réveillant dans le pays le sentiment de ses intérêts, rapprochant les hommes dans une même œuvre. Et qu’on remarque quelques-uns des effets de ce travail patient, modeste, bien souvent contrarié, et pourtant efficace. Aux conspirations se sont substitués l’habitude d’agir par les voies légales, le sentiment de la puissance d’une action régulière et pacifique. Des questions comme l’émancipation des paysans, qui ont divisé les esprits et entretenu les scissions jusque dans l’émigration tant qu’elles n’étaient qu’un choc de théories, ces questions ont trouvé une solution naturelle, pratique, dont la Société agricole elle-même