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subissant cet autre supplice de l’indifférence et du silence, plus difficile à accepter que la guerre, plus dur que toutes les persécutions pour un peuple qui a passé sa vie à chercher partout une patrie, qui a rempli l’histoire contemporaine de son héroïsme, de ses protestations et de ses malheurs. On ne peut imaginer l’espèce de souffrance qu’infligeait à bien des cœurs polonais cet isolement moral au milieu de l’agitation universelle des nationalités renaissantes. « C’est cela, dit un paysan polonais, on finira par donner un roi aux Tsiganes sans penser encore à nous en donner un à nous. » La Pologne disparut si bien un instant qu’on la crut morte, on la crut presque résignée à son sort ou vaincue par les épreuves, et on fut tout près de s’endormir sur le fait accompli, en pensant qu’il y avait une question de moins dans le monde.

On se trompait cependant : ces années de silence et d’abandon, loin d’être la fin obscure d’un peuple, étaient au contraire le commencement d’une situation nouvelle que les derniers événemens n’ont fait que dévoiler, qui s’est formée pas à pas, qui a ses élémens ; son caractère, ses personnifications, et qui à un moment donné s’est trouvée être la manifestation inattendue d’une nationalité énergique ralliée au cri des légions de Dombrowski : « Non, la Pologne n’est pas morte ! » Jusqu’en 1846, c’était l’ère des conspirations et de cette propagande démocratique qui a eu ses héros d’une étrange intrépidité : les Konarski, les Zaleski, les Dembowski ; la campagne de 1846 en Galicie et à Posen fut le triste et sanglant dénoûment de cette période militante. Depuis ce temps, dans ces dernières années surtout, c’est un travail de rénovation pratique, employant tous les moyens, inoffensif en apparence, mais obstiné, souvent inaperçu, et qui s’est accompli à la faveur même de ce silence dont je parlais. Ceux qui y mettaient la main sentaient bien le danger du bruit. « Parlez de nous le moins possible, écrivait un des hommes éminens de la Pologne ; parlez, si vous pouvez, de nos misères, de notre agonie, ne parlez pas de notre vitalité, des signes de vie que vous remarquez : cela nous tuera ! » C’est le travail auquel ont singulièrement contribué le prince Léon Sapieha en Galicie, le docteur Marcinkowski à Posen avant sa mort, et surtout le comte André Zamoyski dans le royaume.

De quoi se compose ce mouvement qui, une fois dévoilé, a remis subitement en présence la nationalité polonaise et la puissance russe ? D’une multitude d’élémens sans doute ; tout s’y mêle, le sentiment religieux exalté par les persécutions, le travail des esprits, les efforts pour moraliser le peuple, les entreprises industrielles, les améliorations agricoles ; mais ce qu’il a de caractéristique avant tout, c’est qu’il naît en quelque sorte spontanément du sol, et il s’accomplit