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encore sous le poids des compressions. Alors enfin le dernier mot est dit sans doute, la dernière résistance est vaincue, tout semble bien fini. Rien n’est fini au contraire, et c’est là ce qu’il y a de curieux, de souverainement moral, dirai-je, dans les événemens qui depuis deux mois agitent Varsovie et toutes les contrées polonaises. Un siècle après le premier démembrement, quarante-cinq ans après les traités de 1815, trente ans après la révolution vaincue à Varsovie par les armes russes, la Pologne se relève plus frémissante que jamais, meurtrie et non domptée, apparaissant au double point de vue de son rapport avec l’état de l’Europe et de ce travail intérieur par lequel elle cherche obstinément à se refaire une vie morale, une destinée nouvelle à travers les plus obscures et les plus poignantes épreuves.

Quel est en effet le caractère de cette situation, qui s’est si subitement révélée au nord de l’Europe par le drame étrange de Varsovie, dans un moment où l’Italie arrive à se reconstituer, où la Hongrie revendique ses traditions d’indépendance, où tout s’ébranle en un mot à l’orient et à l’occident, et où s’agitent à la fois toutes les questions de nationalité, de droit public, d’équilibre universel ? Ce qu’il y a de particulier dans ces événemens, c’est que tout est spontané et presque imprévu, quoique ayant une éternelle raison d’être. C’est l’acte de vie d’un peuple qui se retrouve un jour uni dans un même sentiment, et qui, sans appel, sans mot d’ordre de révolution, se répand pacifiquement dans une ville, demandant ce que les traités eux-mêmes ne lui refusent pas, le respect de sa religion et de sa nationalité, la garantie de son existence par des institutions régulières, le droit de s’intéresser à ses affaires, de s’occuper d’agriculture, de faire instruire ses enfans, de ne point désapprendre sa langue, et, pour tout dire, le droit de vivre et de respirer. Rien n’est plus dramatique assurément que cette autre entrevue de Varsovie qui se poursuit depuis deux mois, qui n’est plus celle des souverains, mais celle de deux peuples se retrouvant publiquement en présence pour la première fois depuis trente ans, transportant tout à coup leur différend au grand jour des luttes européennes et s’interrogeant dans une mystérieuse attente, — de deux peuples, dont l’un, faible et vaincu, n’a d’autre arme que le droit et la prière, tandis que l’autre ne trouve de péril que dans l’excès même de sa force.

C’est là réellement la situation qui se déroule au cœur de la Pologne depuis le 25 février, jour où commence cette nouvelle, héroïque et touchante aventure d’une population rentrant en quelque sorte dans la vie publique en allant prier pour ses morts et pour la patrie. Au premier moment, la Russie semble visiblement surprise de cette