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était rempli par un comédien qui tomba subitement malade, et ce rôle fut donné au jeune Webster, qui eut à peine quelques heures pour l’apprendre. Sa réputation fut faite ce soir-là : le public, la presse, le directeur reconnurent en lui un talent dont on ne s’était point douté jusqu’à ce jour. Ayant ainsi rompu la glace, il vit bientôt s’ouvrir devant lui des perspectives plus larges et plus éclairées. Il entra à Haymarket, dont il devint plus tard directeur et qu’il céda ensuite à Buckstone pour prendre le gouvernail de l’Adelphi Theatre. Suivrai-je cet acteur à travers la série de ses transformations ? Autant vaudrait entreprendre de fixer les changemens de Protée. Il n’est guère de caractère, de condition sociale, dans la vie anglaise, écossaise ou irlandaise, que l’infatigable Webster n’ait personnifiés sur la scène. Ce que j’admire surtout chez lui, c’est l’art tout britannique avec lequel il indique certaines émotions comprimées ; la force de la passion masquée par une sorte de calme solennel et imposant est un trait de race que l’acteur a merveilleusement saisi, et dont il exprime les nuances avec une vérité qui pénètre. On pourrait comparer l’Anglais qui s’attendrit à la roche qui pleure ; la surface reste dure et impénétrable aux yeux de ceux qui ne savent point découvrir la larme ou la goutte d’eau. À ce point de vue, M. Benjamin Webster est plus qu’un acteur ; c’est, pour qui connaît un peu l’Angleterre, un portrait vivant du type national, sur lequel on peut faire une excellente étude de mœurs.

Comme directeur de New-Adelphi, M. Webster a également rendu des services en cherchant à raviver chez ses concitoyens le feu sacré de la composition dramatique. Je n’affirmerai point pour cela qu’il ait toujours résisté à l’invasion des pièces étrangères. Une de ses meilleures créations d’acteur, le rôle de Robert Landry, est tirée d’un mélodrame français adapté à la scène anglaise sous le titre du Dead Heart (le Cœur mort ; il a du moins montré qu’il n’était point entré dans cette voie d’emprunts par des vues d’économie, car l’Adelphi est compté parmi les théâtres de Londres qui rémunèrent le mieux les auteurs. Il y a quelques années, cette même salle de spectacle s’était rattaché des noms comme ceux de Sheridan Knovyles, de Bulwer, de Jerrold et de Marston[1], Malgré l’espèce de léthargie que subit à présent l’art dramatique M. Webster est de ceux qui ont foi dans les ressources de la langue et du génie anglo-saxons ; il espère que les forces du malade se ranimeront et triompheront encore

  1. M. Marston est parmi les auteurs dramatiques anglais un de ceux qui ont le mieux réussi à donner une forme théâtrale aux aspirations philosophiques de notre siècle. Ce rare mérite éclate surtout dans sa pièce de Strathmore. Les Anglais regrettent que lui et M. Talfourd se soient retirés du théâtre après y avoir éveillé les plus grandes espérances.