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ne reconnaît pourtant que le marché, comme on dit, est aujourd’hui encombré par des traductions de pièces françaises ? Quelquefois le larcin se trouve plus ou moins dissimulé par des changemens de noms, de lieux et de caractères ; mais l’idée et l’action de la pièce ne laissent aucun doute sur son origine. Le plus habile de ces adapteurs (car le métier a un nom) est sans contredit M. Tom Taylor, qui s’applique, avec une activité infatigable, à pourvoir les principaux théâtres de Londres. Quelques-uns de ces contrebandiers de l’esprit français cherchent à s’excuser en invoquant l’exemple de Shakspeare, qui, comme Molière, prenait son bien où il le trouvait ; mais, modestie à part, ils semblent oublier que, si le barde d’Avon ne créait pas toujours, il transformait du moins en empruntant. L’état présent du théâtre en France n’est d’ailleurs pas si brillant qu’il suffise à éclairer deux pays, et l’on se figure aisément ce que peut être la lune d’un semblable soleil ! Acteurs et directeurs se rejettent mutuellement la faute d’un système qui, continué, finirait par étouffer dans la patrie du drame jusqu’à cet âpre sentiment du moi, auquel la race anglo-saxonne doit, même dans les arts, une partie de ses conquêtes. Selon les directeurs, les drames originaux valent rarement la peine qu’on les hasarde devant le public. À en croire les auteurs, ce sont au contraire les théâtres qui s’opposent à l’essor de l’esprit national en favorisant sous main une sorte de contrefaçon littéraire. La vérité est un peu, je le crains, des deux côtés. La littérature anglaise, si riche en écrivains, est aujourd’hui pauvre en véritables auteurs dramatiques. Dans cet état de choses, les entrepreneurs de Londres trouvent un intérêt commercial à monter des pièces qui ont déjà reçu ailleurs le baptême du succès. C’est pour eux une garantie et comme un contrat d’assurance contre les pertes d’argent, qui, dans le cas d’une chute, ébranleraient la fortune de leur théâtre. Au lieu de risquer leurs capitaux sur l’inconnu, ils les hypothèquent de cette manière sur le bon goût du public parisien.

Un des nouveaux théâtres de Londres qui s’est élevé le plus haut sous le régime de la liberté théâtrale est l’Adelphi. Le lieu était en quelque sorte prédestiné, car au même endroit se trouvait jadis, sur le bord d’une route, une ferme qui appartenait à la fameuse actrice dont nous avons parlé, Nell Gwynn ; Sous les planches de la scène coule à présent une source d’eau pure qui conserve encore son nom : c’est là que Nell s’arrêtait pour boire, en se rendant au village de Charing, où l’attendait Charles II pour manger du poisson et du lait caillé. Là aussi s’éleva en 1802, c’est-à-dire un siècle et demi plus tard, une salle de divertissemens. Le fondateur était un fabricant de couleurs qui avait inventé une nouvelle espèce de bleu, et qu’on appelait