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son rôle comme si de rien n’était, et suivit le lion conquerer (M. Crockets, le dompteur de lions) à travers tous les exercices de la pièce. On me demandera sans doute quel rapport peut avoir un tel théâtre avec le drame poétique. C’est le propre des grandes œuvres de l’esprit humain que de se prêter à différens points de vue. Un des derniers directeurs d’Astley’s Amphitheatre, William Cooke, eut l’idée d’appliquer aux drames historiques de Shakspeare les ressources et les pompes d’une mise en scène qui n’appartient qu’à ce théâtre. Il fit représenter Richard III avec grand fracas, et l’on put voir pour la première fois sur la scène Richard au dos contourné, entouré de son état-major à cheval, monté lui-même sur ce fameux coursier, White Surrey, dont Shakspeare a immortalisé le nom. Le noble animal marchait vaillamment à travers la bataille et mourait avec un air de vérité qui attendrissait les spectateurs. Encouragée par ce succès, la troupe d’Astley monta ensuite Henri IV et Macbeth. Je ne veux point dire que le drame de Shakspeare, devenu, par un singulier tour de force, le drame équestre, répondît à toutes les conditions de l’art ; mais quand je regarde à l’effet moral, je ne puis qu’approuver cette tentative. Astley’s est le théâtre du peuple ; c’est là que les ouvriers de l’East-End, les revendeurs des rues, les marchandes d’oranges viennent chercher quelques heures de récréation après les fatigues et les luttes d’une rude journée. Les drames de Shakspeare, plutôt décorés que bien joués, masqués par des exercices et des cavalcades qui en dénaturaient peut-être le caractère, mais après tout adaptés aux instincts d’une classe de la population qui vit surtout par les yeux, laissaient du moins entrevoir quelques-uns des horizons de la poésie. En tout cas, ils tenaient, heureusement la place d’exercices périlleux qui ne réveillent chez l’homme que le sentiment de la force sauvage.

Sans m’arrêter maintenant à l’ordre d’ancienneté, ne dois-je point transporter le terrain de ces études dans quelques-uns des nouveaux théâtres de Londres qui attirent une foule choisie ? Ici seulement un scrupule m’arrête : où trouver le drame légitime ? Qu’on ne m’accuse point d’immobiliser, en m’arrêtant à une seule forme, l’esprit dramatique du théâtre anglais, ni de vouloir fermer, après Shakspeare, les portes du temple ! Je serais trop heureux de découvrir dans la mine des écrivains vivans un autre filon. Certes ce n’est point la place qui manque aux essais des jeunes auteurs. Il existe maintenant à Londres vingt-cinq théâtres réguliers (licensed), parmi lesquels neuf au moins seraient prêts à recevoir un drame original qui leur offrirait des garanties raisonnables de succès. Je ne veux point dire que ce phénomène ne s’est jamais présenté. Qui