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malgré un défaut assez grave de prononciation, un tragédien de mérite. Ses meilleurs rôles sont ceux d’Yago, de l’ombre dans Hamlet et de Macduff dans Macbeth. Quant au maître de la troupe, Samuel Phelps, c’est à coup sûr un des derniers représentans de la grande école dramatique. Il a plusieurs des qualités que la nature a refusées à Charles Kean, une taille imposante, une figure noble, des manières chevaleresques. Il saisit bien l’ensemble d’un caractère et déclame les vers de Shakspeare avec une rare vigueur, mais en même temps avec un peu de monotonie et une certaine emphase dont il aurait pu se délivrer en se montrant plus sévère envers lui-même. Si l’étude refroidit le jeu de Charles Kean, Phelps aurait au contraire beaucoup gagné à développer par le travail les germes du génie dont il semble doué. Il n’en a pas moins rendu de grands services à la cause du drame poétique en tenant allumée sous les murs de Sadler’s-Wells cette lampe de Shakspeare à laquelle viendra se ranimer, il faut le croire, après un temps de ténèbres et de défaillance, l’inspiration nationale, qui semble aujourd’hui éteinte sur les autres théâtres.

Après Sadler’s Wells, il faut nommer Astley’s Royal Amphitheatre, qui naquit presque vers la même époque. Ce n’était à l’origine qu’un cirque fondé par Philippe Astley, qui avait été cavalier léger dans le régiment du général Elliot. Excellent écuyer et grand favori de George III, Philippe Astley n’en était pas moins fort ignorant. Un jour, durant une répétition, l’orchestre s’arrêta soudain. « Allons ! dit Astley en s’adressant au chef des musiciens. Qu’y a-t-il maintenant ? — C’est un repos, répondit celui-ci. — Un repos ! répéta Astley avec colère, je ne vous paie pas pour vous reposer : je vous paie pour jouer ! » C’est le même qui, entendant un directeur de théâtre, se plaindre de la conduite de ses acteurs, lui dit : « Pourquoi n’agissez-vous point avec eux comme j’agis avec les miens ? Je ne leur donne jamais à manger qu’après la représentation. » Il parlait naturellement de ses chevaux. L’amphithéâtre d’Astley, quoique ayant subi différentes transformations depuis la mort du fondateur, est toujours un endroit célèbre dans Londres pour les exercices équestres, les exhibitions de poneys savans, d’éléphans dansant sur la corde, et même d’animaux féroces plus ou moins apprivoisés. J’y ai vu jouer, il y a trois mois, dans un drame à grand spectacle, un lion qui, la nuit précédente, avait tué un homme. Cette circonstance pénible ajoutait, comme on peut le croire, un sentiment de tristesse et une sorte d’intérêt tragique à la représentation. L’acteur principal, — c’est le lion que je veux dire, — n’exprimait aucun remords de ce qu’il avait fait la veille ; sa physionomie était calme et même assez bénigne : il remplit bravement