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ses propres armes et ses propres ressources. Quoique d’autres pièces aient été jouées de temps en temps par les acteurs du lieu, ce sont les œuvres de Shakspeare qui ont fait depuis, des années et qui font encore tous les soirs la vie de ce théâtre. Sadler’s-Wells est une sorte de temple consacré au barde d’Avon.

Le théâtre de Sadler’s-Wells avait à l’origine de grands obstacles à surmonter. Je n’en signalerai qu’un, sa position même. Aux yeux de certains Anglais, ou plutôt de certains habitans de Londres, il n’existe rien au-delà du cercle de la ville qu’ils appellent fashionable. Or Sadler’s- Wells, quoique élevé par le fait au rang des grands théâtres, a le tort d’être situé dans un quartier de Londres qui n’a rien d’aristocratique. On raconte qu’une très jeune actrice avait donné des espérances aux amateurs du drame shakspearien, quand elle eut le malheur de rencontrer dans le monde un coxcomb, un fat, si l’on aime mieux, qui lui demanda à quel théâtre elle jouait, exprimant en même temps le désir de la voir sur la scène. Au nom de Sadler’s-Wells, il prit la figure d’un homme qui entend parler d’un endroit situé aux antipodes. « Et combien de relais, s’écria-t-il, dois-je commander sur le chemin pour ma voiture ? » L’actrice eut, ajoute-t-on, la faiblesse de s’affliger de cette sotte plaisanterie, et abandonna sa profession. Je ne veux point affirmer qu’un tel préjugé soit partagé au même degré par l’élite de la société de Londres ; mais je crois que la troupe de Phelps, malgré le nom de Shakspeare et le talent des acteurs, serait très peu connue des beaux du West-End, si elle n’avait joué durant la saison d’été sur la scène du Princess’s Theatre. Il est vrai que tout en isolant Sadler’s-Wells du concours et des bonnes grâces de l’aristocratie, la position excentrique de ce theatre sur la carte de Londres lui a donné un public spécial qu’on pourrait appeler le vrai public du drame, et composé d’ouvriers, de petits marchands, de jeunes gens plus ou moins lettrés. Ce public d’habitués et d’amateurs a voué une sorte de culte aux chefs-d’œuvre du théâtre anglais. Il est surtout curieux de voir autour des galeries supérieures cette sombre guirlande de têtes penchées vers la scène, qui épient des yeux tous les mouvemens des acteurs et qui écoutent avec une attention religieuse les vers du poète. Le silence, un instant troublé par l’enthousiasme, se rétablit aussitôt. Les fortes émotions du drame trouvent dans le cœur du peuple des échos sonores et une sorte de ferveur virile que n’ont point encore glacée l’indifférence et le matérialisme. Y a-t-il à Londres une salle de spectacle où cette alliance apparaisse sous des traits plus frappans qu’à Sadler’s Wells ? Nulle part ailleurs, je crois, il n’existe entre les spectateurs et les acteurs un tel courant, ou, pour mieux dire, un tel frémissement magnétique. Et qui ne