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première partie du rôle allait faire son entrée. Qu’on juge de l’étonnement des spectateurs à la vue d’une autre figure qui avait les yeux, l’expression, la voix, les gestes de la fille idéale rêvée par Shakspeare ! Ce n’était plus une actrice, c’était Ophélia elle-même, c’était le délire, mais le délire intelligent, à la fois gracieux et terrible. La nature venait de faire un effort suprême ; « maintenant, s’écria-t-elle en quittant le théâtre, tout est fini. » Mistress Montford mourut quelques jours après.

Dans leur enthousiasme pour Shakspeare, les Anglais ont recherché quels devaient être l’âge, la taille et le tempérament d’Hamlet. Il y a aussi tout un côté de ce caractère qui a, — mais seulement depuis ces derniers temps, — appelé l’attention des lettrés et des critiques : je parle de la faiblesse, de l’impuissance, de l’humeur rêveuse, sentimentale et pour ainsi dire hystérique d’Hamlet, lesquelles forment par instans un contraste saisissant avec l’ambition du jeune prince et avec l’énergie et la grandeur de ses desseins. On s’est même demandé si à ce point de vue le rôle ne pourrait point être rempli avec avantage par une femme. Une actrice anglaise encore vivante, miss Marriott, a tenté cette expérience il y a quelques années au théâtre de Glasgow, et avec un véritable succès[1]. Il ne faut point chercher ce côté délicat et en quelque sorte féminin du caractère d’Hamlet dans le jeu de Charles Kean. Il remplit le rôle selon les traditions du théâtre anglais, qui s’est jusqu’à ce jour peu préoccupé de considérations venues en grande partie de l’Allemagne. Au point de vue théâtral, Charles Kean n’est pas non plus le fils de son père ; il est le fils de l’étude, de la réflexion et du jugement. S’il n’a ni la force et la majesté de John Kemble, ni la passion d’Edmund Kean, ni l’intelligence de Macready, il possède du moins un beau talent, acquis par de nobles efforts, et nul acteur vivant ne saurait lui être préféré dans le type d’Hamlet. Quoique la pièce soit montée avec peu de soin à Drury-Lane, j’avoue avoir éprouvé une de ces fortes émotions que le théâtre anglais seul peut produire.

Le court passage de M. et de Mme Charles Kean a redonné au drame, sur les planches de Drury-Lane, une vie provisoire ; mais peut-on considérer cet événement comme un signe de renaissance et en tirer quelque conclusion favorable pour l’avenir[2] ? Je crains

  1. Miss Marriott a joué en Écosse et à Londres. Je l’ai vue vers la fin de 1850 à New-Adelphi Theatre, et l’ai retrouvée dernièrement au Standard.
  2. Charles Kean avait d’abord annoncé l’intention de se rendre avec sa femme en Amérique, et on pouvait craindre qu’il ne voulût y achever sa carrière théâtrale. Aux termes de son dernier engagement, il a pourtant promis de revenir en 1862 à Londres et de donner à Drury-Lane un certain nombre de représentations.