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britannique s’appuie sur deux livres, la Bible et Shakspeare. J’ai connu un gentleman qui remerciait le ciel de l’avoir fait naître, Anglais pour trois raisons : la première était de vivre libre, la seconde de rencontrer dans ses voyages des compatriotes sur toute la terre, la troisième de lire et d’entendre les drames de Shakspeare dans la langue où ces drames ont été écrits. J’avoue que pour moi-même c’est toujours une fête de l’esprit quand je vois une des pièces du grand poète anglais interprétée par des acteurs anglais. Quoique Shakspeare ait beaucoup voyagé dans l’histoire et qu’il se soit assimilé avec une rare puissance les élémens des diverses civilisations qui florissent à la surface du globe, il garde toujours une forte empreinte du génie britannique. J’ai été surtout frappé de ce cachet national en voyant Charles Kean dans le rôle d’Hamlet.

Étant en France, je croyais connaître la pièce pour l’avoir vu représenter au théâtre, non d’après Ducis, mais d’après une traduction que l’on disait littérale. À Londres, mon illusion se dissipa dès le lever du rideau. Nous ne connaissons rien de Shakspeare, au moins de Shakspeare joué sur la scène. Les habitudes de notre théâtre s’opposent à ces changemens à vue qui permettent de suivre l’action du drame d’un lieu à l’autre sans rompre l’unité morale. À part quelques retranchemens qui sont peut-être nécessaires dans un poème de quatre mille cinquante-huit vers, ici la représentation n’altère en rien la pièce écrite. Hamlet, il est vrai, n’a pas toujours été joué avec cette fidélité. Garrick supprimait le voyage en Angleterre, les funérailles d’Ophélia, le discours philosophique d’Hamlet et les rudes plaisanteries des fossoyeurs. Les anciens acteurs avaient pris bien d’autres libertés ; mais le respect toujours croissant des Anglais pour leur grand poète dramatique ne tolérerait plus aujourd’hui de tels changemens ni de telles omissions. Est-ce seulement dans la forme que le drame s’éloigne, sur le théâtre britannique, de nos idées françaises ? Non certes ; le caractère d’Hamlet avec ses saillies mordantes, ses excentricités, ses brusques et austères boutades, son humour, les sourdes intonations de sa vengeance comprimée, ne peut guère être compris et rendu que par un acteur anglais. Encore n’ai-je rien dit de cette magnifique langue de Shakspeare, qui ajoute tant de force et de relief aux idées du poète.

Le type d’Hamlet s’est pour ainsi dire formé sur le théâtre anglais par une filiation de grands acteurs ; Burbadge, qui vivait du temps de Shakspeare, a transmis ce rôle à Taylor, Taylor à Hart, Hart à Betterton[1]), et ainsi de suite jusqu’à Charles Kean, qui en a

  1. Thomas Betterton est avec Garrick, John Kemble et Edmund Kean, une des grandes figures de la scène anglaise. Il jouait à Portugal-street-Playhouse et quitta la scène en 1710. On raconte qu’à la vue de l’ombre, il jetait un regard de surprise si terrible que la première fois ce fut l’ombre qui eut peur et qui demeura quelques instans sans pouvoir parler.