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mais l’idée autour de laquelle la chimie se déroule a-t-elle quelque chose de plus réel ?

Cette idée est souvent insaisissable non-seulement dans son essence, mais encore dans ses effets. Peut-on méditer, par exemple, un instant sur les lois connues sous le nom de lois de Berthollet sans comprendre qu’on est en face d’un mystère impénétrable ? Dans les expériences qui ont servi à les fonder, les réactions chimiques sont ramenées à des conditions purement statiques et indépendantes des affinités proprement dites ; mais dans le simple phénomène d’une combinaison, dans cet entraînement qui précipite l’un vers l’autre des atomes qui se cherchent, se joignent en échappant aux composés qui les emprisonnaient, n’y a-t-il pas de quoi confondre l’esprit ? Pour moi, je pense que plus on étudie les sciences dans leur métaphysique, plus on peut se convaincre que celle-ci n’a rien d’inconciliable avec la philosophie la plus idéaliste : les sciences analysent des rapports, elles prennent des mesures, elles découvrent les lois qui règlent le monde phénoménal ; mais il n’y a aucun phénomène, si humble qu’il soit, qui ne les place en face de deux idées sur lesquelles la méthode expérimentale n’a aucune prise : en premier lieu, l’essence de la substance modifiée par les phénomènes ; en second lieu, la force qui provoque ces modifications. Nous ne connaissons, nous ne voyons que des dehors, des apparences ; la vraie réalité, la réalité substantielle et la cause nous échappent. Il est digne d’une philosophie élevée de considérer toutes les forces particulières dont les effets sont analysés par les sciences diverses comme issues d’une force première, éternelle, nécessaire, source de tout mouvement, centre de toute action. En se plaçant à ce point de vue, les phénomènes, les êtres eux-mêmes ne sont plus que les formes changeantes d’une idée divine. La philosophie ne peut plus séparer l’être en deux parts, l’une composée de la substance divine, l’autre de la substance matérielle ; la première douée d’intelligence, de volonté, la seconde livrée au conflit de forces brutales et déréglées. Nous ne saurions étudier le coin le plus isolé du monde matériel sans y trouver la marque d’une action divine, de même que nous ne pouvons pas contempler sans cesse l’idée souveraine à l’état de pure virtualité, en négligeant ce monde infini de phénomènes et d’existences qui en est la réalisation mobile et en atteste l’éternelle fécondité. Arrivée à une certaine hauteur, la science se confond avec la métaphysique elle-même, car si la première nous fait voir que les phénomènes ne sont que des idées réalisées, la seconde nous montre que la réalité véritable des faits ne gît que dans l’absolu de la pensée divine.


AUGUSTE LAUGEL.