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grand mérite du livre est d’être un livre d’érudition. C’est par la vertu de l’érudition que les temps, les hommes et les écrits retrouvent la vie et l’individualité. C’est grâce à une érudition forte, facilement portée, que ces récits possèdent une originalité singulière, l’originalité du vrai. La science la donne, quand elle permet au goût de l’accompagner, et quand l’érudit vit dans le présent en même temps que dans le passé.

Le lecteur peu familiarisé avec l’érudition éprouvera de l’étonnement. Ce n’est pas là l’histoire telle qu’il la connaît, l’histoire qu’on lui a apprise, celle du moins qu’il se rappelle. Pour lui, il existe peu de différence entre les six premiers siècles de l’histoire de France ; le temps ne compte pas, les époques se confondent : rapprochées par la pensée, la féodalité et la conquête deviennent la conséquence l’une de l’autre. On a lu les Récits des Temps mérovingiens de M. Augustin Thierry, les Essais de M. Guizot, et l’on sait que l’érudition moderne a beaucoup travaillé et beaucoup découvert ; mais les vieux systèmes occupent toujours une place dans les imaginations ; attaqués et condamnés, ils suivent leur cours comme un navire continue son sillage après que le vent n’enfle plus ses voiles. Or M. Hauréau parle de poètes, de savans, de lettrés qui marchent de pair avec des guerriers, qui sont les conseillers des rois et tiennent un rang dans l’état. Il parle d’hommes plus grands que des princes, plus puissans que des papes, que le savoir et la sainteté ont élevés à l’autorité. Le monde dans lequel ont vécu ces hommes n’a pu être un monde simplement livré à la conquête, où les vainqueurs se soient partagé les vaincus. On est forcé de conclure que, sous le régime barbare, les nations ont conservé leur indépendance, les individus leur liberté, et que plus tard une révolution intérieure est venue transformer l’Occident.

Si l’époque de la conquête barbare, si le règne de la féodalité appellent l’attention, les temps carlovingiens ne méritent pas moins d’exciter l’intérêt. C’est alors que s’accomplit la grande révolution sociale qui détruit l’ordre barbare, confond toutes les nationalités et constitue l’ordre d’où sortira la civilisation moderne. C’est le vrai commencement de l’histoire de France. Auparavant les populations ont passé des mains d’un conquérant dans celles d’un autre conquérant. Ici, pour la première fois, elles font leurs destinées. C’est une révolution ; par le fait de la révolution, il se produit de merveilleuses ressemblances. On me permettra d’en signaler une et d’en tirer un enseignement. Deux grandes révolutions ont renversé en France les deux sociétés du passé, la barbarie et la féodalité. Dans chacune de ces révolutions, qui ont mis l’une et l’autre plusieurs siècles à s’accomplir, aux deux tiers de la route le despotisme est intervenu pour achever la décadence d’une société ancienne et ouvrir les voies à une société nouvelle. Sans Charlemagne, la féodalité n’eût pu se fonder ; sans Richelieu et Louis XIV, le régime du privilège eût tardé davantage à tomber devant la démocratie. Comme puissance de destruction sociale, le despotisme est supérieur