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la nature, mais une faute, qui les a réduits en servitude. Tous, en effet, nous avons été créés dans une parfaite égalité de condition. »

On lit aussi dans le Commentaire de Smaragde sur la règle de saint Benoît : « Il est conforme à la raison que celui qui, dans l’église, sait le mieux chanter, le mieux lire, le mieux remplir tout autre office, occupe la place où il pourra convenablement faire valoir son mérite, et s’il est doué d’une intelligence suffisante, d’une éloquence, d’une instruction telles qu’il puisse être doyen ou prévôt, qu’on ne considère pas s’il est né de parens libres ou esclaves, mais si la raison l’appelle à ces emplois. »

Naturellement Smaragde défend la liberté de lire, mère de la liberté de penser, comme le dit M. Hauréau. Ce n’est pas simplement un lettré au goût délicat, c’est un philosophe et un naturaliste. Sans négliger la forme, il va au fond des choses. Aussi Charlemagne consulte-t-il l’abbé de Castellion sur les questions de dogme et sur les questions de discipline. Smaragde devient l’âme des conciles et des placites. Il porte à Rome la célèbre délibération du concile d’Aix-la-Chapelle sur le symbole, rédige la lettre où Charlemagne expose au pape la doctrine catholique, et il en rapporte la décision demandée par l’empereur.

La science, la vertu, aussi bien que la poésie, toutes les distinctions intellectuelles et morales avaient donc leur place à la cour de Charlemagne. On admire ces théologiens, ces lettrés ; on admire surtout le prince qui les appelait dans ses conseils, et on est prêt à tomber dans l’erreur classique qui fait d’un héros barbare un grand homme civilisé. Si Charlemagne n’avait été de son temps, il n’aurait pas doublé l’empire des Francs et conquis l’admiration de la postérité. Son gouvernement est à beaucoup d’égards un gouvernement barbare, le vieux gouvernement des Francs, et ses actions les plus décisives sont celles qui convenaient au chef d’une nation dont la victoire était la vie. La nouveauté fut de créer au-dessus des institutions franques des institutions impériales, au-dessus des lois particulières de chaque nation des lois générales, obligatoires pour tous. On comprendra grandeur et la fragilité d’une telle œuvre : c’est l’ordre à côté du désordre, c’est, le despotisme superposé à l’anarchie, une machine monstrueuse que fait mouvoir la main de Charlemagne, et que nul autre ne saurait manier. Effrayé d’une décadence dont il ne parlait qu’en versant des larmes, Charlemagne s’efforçait de rendre la vie à tout ce qui l’avait possédée, barbarie, civilisation, religion. De même qu’il respectait les lois particulières des nations tout en établissant des lois générales, de même qu’il conservait les anciennes magistratures en plaçant au-dessus d’elles des envoyés royaux, il appelait à lui tous les hommes remarquables, barbares ou civilisés ; il les associait au gouvernement, comme le peuple était associé au vote des lois. Un signe certain de la grandeur ou de la petitesse, c’est le goût ou la haine des hommes supérieurs. Charlemagne portait au plus haut degré l’amour de la science et du talent, et il a été grand parmi les plus grands. Son