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l’armée ou des tchinovniks civils avec lesquels ces princes indigènes se sont trouvés en rapport. Telle est celle de Hadji-Mourad, khan d’Avarie, d’abord dévoué à la Russie, et qu’un mécontentement jeta dans le parti de Schamyl, dont il a été l’un des principaux naïbs ; telle est encore la défection de Daniel Bek, sultan d’Yéliçoui, beau-père de l’un des fils de l’imâm. D’abord général-major au service russe, il se trouvait à Tiflis à l’époque où M. Bodensted séjournait dans cette ville et où il eut l’occasion de le rencontrer dans quelques salons. Nous connaissons aujourd’hui parfaitement les motifs de sa rupture, que l’auteur allemand n’avait fait que soupçonner d’après de vagues ouï-dire. Daniel Bek, accusé par un journal russe d’avoir vendu Schamyl pour une pension de 20,000 roubles et de vastes propriétés à Tiflis, a publié, il y a quelques mois, un mémoire justificatif dans lequel il explique sa conduite envers les deux partis qu’il a tour à tour servis, la Russie et l’imam. D’après les aveux de Daniel Bek, son mécontentement fut provoqué par les réformes administratives et judiciaires que le gouvernement russe entreprit d’introduire dans les provinces transcaucasiennes en 1840, et que le sénateur chargé de cette mission voulut étendre à ses domaines. Son amour-propre de prince souverain fut froissé : les rapports s’envenimèrent, des collisions éclatèrent entre lui et les autorités militaires de Djaro-Belokany et d’Yéliçoui, et le chef montagnard, au printemps de 1841, alla rejoindre Schamyl, qui le reçut à bras ouverts. Il lui apportait en effet un concours précieux, car Daniel Bek est un homme actif et d’expérience, et de plus, par l’antiquité et la noblesse de sa famille, il jouissait alors d’un immense crédit dans le Caucase. Depuis cette époque jusqu’en 1859, il est resté fidèlement attaché au sort de l’imâm[1].

Après avoir étudié les peuples du Caucase avant l’apparition du muridisme, il nous reste à connaître cette doctrine religieuse, les apôtres qui en ont été les propagateurs, la révolution sociale et politique dont elle a préparé l’avènement.


EDOUARD DULAURIER.

  1. Pour se disculper de l’accusation dont il a été l’objet, Daniel Bek affirme qu’il était depuis dix jours auprès du général en chef, le prince Bariatinski, lorsque Schamyl tomba entre les mains des Russes. Il vit aujourd’hui interné à Tiflis, avec une pension annuelle de 4,000 roubles que lui fait le gouvernement. Si l’on s’en rapporte à son Mémoire justificatif, Schamyl aurait eu l’arrière-pensée de se soumettre un jour à la Russie, en stipulant pour lui les meilleures conditions, et il avait conçu en attendant, l’idée de se faire couronner roi des montagnes ; mais à la suite de la guerre de Crimée, il tomba dans un profond découragement, lorsqu’il apprit surtout que, dans les conférences du traité de Paris, il n’avait pas été question de ses affaires, et que la Turquie n’avait pas pris sa défense contre la Russie.