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parmi les Tchetchenses un état de faiblesse qui les laissait impuissans contre les attaques des Kabardiens et des Tartares Koumouks. Résolus à y mettre un terme, ils envoyèrent, il y a quelques siècles, une députation dans le Goumbet, au nord du Lezghistan, pour inviter une puissante famille de ce district, les Tourlo, à venir les gouverner. Ceux-ci arrivèrent avec une suite de guerriers, réunirent les tokhoums dispersées et organisèrent un système de défense. Chaque habitant fut obligé de marcher sous les ordres du chef au combat. Les Tourlo ne changèrent rien au régime communal de leurs nouveaux sujets ; ils se bornèrent à leur inspirer le sentiment de l’obéissance à une autorité supérieure en cas de danger général et l’idée de la solidarité de tous devant l’ennemi. Les Tchetchenses, qui n’avaient été jusqu’alors que des paysans sauvages et misérables, devinrent de bons soldats, toujours prêts à prendre les armes. Cavaliers moins brillans que les Tcherkesses, ils excellent, suivant l’opinion d’un militaire qui les a vus de près, le général Ievdokimof[1], dans les combats de partisans au milieu des forêts. Aguerris par les Tourlo et rendus redoutables à leurs voisins, les Tchetchenses se lassèrent des maîtres qu’ils s’étaient donnés et les chassèrent : ils reprirent leur primitive indépendance et s’y sont maintenus jusqu’à Schamyl.

C’est l’imam qui leur apporta la doctrine du muridisme : auparavant ils professaient l’islamisme suivant le rite sunnite ou orthodoxe, professé par les Turks ottomans. Les dogmes de cet islamisme orthodoxe leur avaient été communiqués par les Kabardiens et les Koumouks au commencement du XVIIIe siècle ; mais le principe religieux avait fait peu de progrès parmi eux : leurs mollahs étaient en petit nombre, et ils allaient puiser leur instruction dans les écoles des mosquées du Daghestan. Domptés un instant par le général Yermolof et dociles en apparence, ils commencèrent à entrer en fermentation en apprenant les premiers succès de Schamyl. Enfin en 1840 ils l’appelèrent ouvertement. L’imâm, arrivé sur la rivière Ourous-Martan, affluent de la rive droite de la Soundja, reçut leur serment et leurs otages. Pendant un an, il prêcha le muridisme avec tant d’ardeur et de succès, qu’il parvint à soulever toute la contrée et à créer une alliance avec les Lezghis. Secondé par les chefs influens de la Tchetchenia, Taschav-Hadji, Akhverdi-Mahoma et Schwaïb-Molla, il organisa la milice des murides en y engageant les hommes des meilleures familles. Aux grossières et imparfaites prescriptions de l’adat, qui laissaient à chacun le pouvoir et le soin de se faire justice et à la vendetta un libre cours, il substitua la loi du Koran, à

  1. Cité dans les Lettres sur le Caucase, par M. de Gilles, p. 110.