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sanctionner un état de choses préexistant et inhérent aux nations dont il ambitionnait la conquête. La femme esclave partage la couche de son maître avec les mêmes prérogatives que l’épouse légitime, et souvent l’adresse ou la beauté peut lui assurer un souverain empire : les exemples n’en manquent pas dans l’histoire. De cette classe servile sont sortis les hommes les plus remarquables, les plus illustres, ministres influens, grands capitaines, chefs de dynasties, et, pour ne parler ici que des Tcherkesses, ce sont eux qui ont fourni à l’Égypte une branche de valeureux souverains, celle des Circassiens (1390-1517), et à la milice des mamelouks ces intrépides cavaliers dont les charges brillantes vinrent se briser contre le mur d’airain de nos carrés à la bataille des Pyramides.

Quoique les Tcherkesses soient dépourvus de lois écrites, ils ont cependant un ensemble de coutumes (adat) qui les régissent depuis un temps immémorial. Elles sont basées sur trois principes : l’exercice de l’hospitalité, le respect pour les vieillards, et le droit de la vengeance. Aucun tribunal permanent ne règle le cours de la justice, nulle autorité n’est investie de la mission de poursuivre les coupables ou de faire exécuter l’adat, et cependant M. Bell affirme qu’il se commet moins de crimes dans la Circassie que dans les pays civilisés, où la justice est protégée par un formidable appareil de répression. Toute affaire litigieuse ou communale est remise à la décision d’une réunion populaire tenue en plein vent, et composée des princes, des nobles, et même des serfs. Le rang ou l’âge détermine la préséance. Dans ces tribunaux improvisés, le nombre des juges est proportionné à l’importance de l’affaire : il y en a quinze pour un cas de meurtre.

Les mollahs turks envoyés à différentes reprises chez les Tcherkesses comme apôtres ou comme émissaires politiques, et entre autres le célèbre scheïkh Mansour, dont il est question pour la première fois dans les annales caucasiennes en 1785, se sont efforcés de faire prévaloir le schariat, la loi fondée sur le Koran. Le zèle de ces missionnaires tendait à proscrire l’adat, ou la loi coutumière, comme contraire aux prescriptions de Dieu ; mais il n’a pu abolir la loi du sang ou du talion. Schamyl seul, avec sa volonté de fer, a réussi à la faire disparaître dans le Caucase oriental ; mais ce n’est qu’après s’être fait accepter comme pontife, chef militaire et législateur par des populations entièrement musulmanes, animées d’une ferveur inconnue aux Tcherkesses.

Pour ceux-ci, la vendetta est un droit sacré, imprescriptible. Le sang versé exige l’effusion du sang. Le fils en naissant hérite de ce droit. Le parent doit venger le parent, l’hôte son hôte. Le point d’honneur l’y oblige et lui permet d’employer tous les moyens pour