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attaquer, parce qu’il paraît que cette pauvre ville de Lauria les gênait entre nos mains et leur était nécessaire. Celui qui les commandait avait des dorures plein son habit ; il parlait bien italien, mais avec l’accent du nord : on l’appelait Masséna. Il commença donc à attaquer par en haut, par en bas, de tous côtés. Il y avait une espèce de muraille en maçonnerie qui entourait la ville ; on comptait qu’elle arrêterait les Français, mais ils sont lestes comme des singes ; ils sautèrent par-dessus, et les voilà dans la ville, courant, criant, tuant : des démons ! Nos hommes s’étaient jetés dans les maisons et les défendaient à outrance, comme c’était naturel. Cela n’accommoda pas les Français, qui y mirent le feu ; la ville brûla ; ils tuèrent à coups de baïonnette ce qui vivait encore, violèrent les femmes et pillèrent tout. La ville flamba pendant trois jours. Moi, j’avais gagné la montagne du côté de Monte-Rotondo, et bien m’en prit, car on tua les enfans aussi bien que les hommes et que les vieillards. Une autre fois, quatre ans après, à l’époque du roi Joachim, qui montait si bien à cheval, nous étions encore en émotion contre le gouvernement. On avait écorché quelques Français. Alors arriva dans le pays un autre général qu’on nommait Manhès. Ah ! celui-là, c’était un rude homme, et qui n’avait guère le mot pour rire. Il fit promulguer un règlement en beaucoup d’articles et une seule peine : la mort. Le long des routes, on ne voyait que des gibets, et à ces gibets on ne voyait que des pendus ; les Calabres et la Basilicate devinrent folles de terreur. On entassait les condamnés dans les cachots, dans les couvens transformés en prisons, et là on les laissait périr. La tour de Castrovillari est restée dans nos souvenirs un lieu de mort et d’épouvante. Bien des gens encore se signent en passant près des murs de cette tour. On y avait enfermé un si grand nombre de prisonniers, qu’à peine-ils pouvaient remuer. On ne les nourrissait guère. Ils moururent de faim, d’asphyxie. Les geôliers, reculant devant l’effroyable infection, n’osaient plus entrer. Les vivans dévorèrent les morts ; la peste s’y mit. Tous périrent rongés, décomposés par l’horrible pourriture qui montait autour d’eux. La tour entière n’était plus qu’un charnier d’où les corbeaux sortaient ivres et repus. À plus de trois lieues à la ronde on le sentait, et pendant longtemps l’air en fut empoisonné. Quand on voyait de loin apparaître un uniforme français, on se sauvait, on fermait ses portes, on éteignait les lumières, nul n’osait plus parler, et l’on recommandait son âme à Dieu[1]. C’était là de la guerre, je le sais, puisque je l’ai

  1. Le récit du vieux bourrelier n’a rien d’exagéré. Je trouve la confirmation du sac de Lauria dans la Correspondance du roi Joseph. — Le 15 août 1806, Joseph écrit à Napoléon : « La ville de Lauria, de sept mille habitans, n’est plus qu’un monceau de ruines ; hommes, femmes, enfans, tout a péri dans les flammes. » (T. III, p. 124.) — Cette nouvelle dut faire plaisir à l’empereur, qui sans cesse recommandait à son frère l’emploi des moyens extrêmes ; ainsi il lui écrivait le 30 juillet 1806 : « Faites piller deux ou trois gros bourgs, de ceux qui se sont le plus mal conduits ; cela fera des exemples et rendra aux soldats de la gaieté et le désir d’agir. » Et le même jour, dans une seconde lettre : « Ne pardonnez pas ; faites passer par les armes au moins six cents révoltés… Faites brûler les maisons de trente des principaux chefs de villages et distribuez leurs propriétés à l’armée. Désarmez tous les habitans et faites piller cinq ou six gros villages. » Et le 17 août 1806 : « Je désirerais bien que la canaille napolitaine se révoltât… Tant que vous n’aurez pas fait un exemple, vous ne serez pas maître… A tout peuple conquis il faut une révolte… » (T. II, p. 412 et 417 ; t. III, p. 127.) Pour la pacification des Calabres par le général Manhès, on peut consulter Botta, Histoire d’Italie de 1789 à 1814, t. V, p. 231 et seq.