Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/937

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déterminée : mais dès qu’on a traversé la ville et qu’on est arrivé au sommet d’une côte que la route gravit péniblement, on s’arrête émerveillé. C’est la nature dans toute sa grâce et toute sa force. La mer se montre tout à coup dans l’est avec le golfe de Tarente, dont les côtes aplaties disparaissent sous des verdures profondes que coupent les brillantes ondulations du Coscile. Une immense plaine s’étend sous nos pieds, fermée vers le nord par l’aridité bleue d’une chaîne de montagnes. Les eaux vives coulent en bondissant dans des bois de chênes mêlés d’aulnes et de roseaux ; les champs de maïs s’encastrent dans des plantations de coton dont les fleurs jaunâtres ressemblent à des fleurs de mauve pâlies. À travers les arbres et les hautes herbes, on aperçoit de petits étangs près desquels ruminent les bœufs tranquilles. Des tourterelles font entendre sous la feuillée leur roucoulement monotone, et des cigognes arpentent de leur pas régulier les champs où chacun les respecte. Pas une haie qui n’ait ses fleurs, myrtes ou roses ; pas un grain de terre qui n’ait son brin d’herbe, scabieuse ou folle avoine. Poussés par la force de cette fécondité redoutable, les arbres s’enchevêtrent, les lianes les enserrent de leurs rameaux, où d’autres lianes grimpent encore, depuis leurs pieds couverts de mousse jusqu’à leurs branches empanachées de gui à perles vertes. L’Inde seule, dans les parties où son soleil torride chauffe jusqu’à l’ébullition les épais marécages, doit pouvoir donner une idée de ces profusions plantureuses. « Quel pays ! » m’écriai-je involontairement à haute voix. — « Pays maudit ! me répond un postillon ; l’herbe y croît et l’homme y meurt. Les Marais-Pontins sont la pure santé en comparaison de cette plaine exécrable que vous trouvez si belle et où chaque son, la fièvre danse des sarabandes à faire frémir les chrétiens. — Comment appelles-tu cette plaine ? lui demandai-je. — Je ne sais pas comment les savans l’appellent, répliqua-t-il, nous autres nous la nommons la febbricosa (la fiévreuse), » et il continua à grommeler tout bas des malédictions contre « cette terre pourrie qui mange plus d’hommes qu’elle n’en peut nourrir. » Cette plaine est celle où fut Sybaris ; il y aurait de belles fouilles à y faire, mais il faudrait creuser profondément, car les continuelles inondations du Crati et du Coscile ont recouvert sous l’épais linceul des alluvions le cadavre de la vieille indolente. Moi qui passais et ne redoutais guère le souffle empesté de ces lieux où la Gomorrhe païenne est enfouie pour toujours, j’admirais, et je pensais aux rives du Mélèze et du Méandre, qui, dans les chaudes contrées de 1,Asie-Mineure, m’avaient offert un spectacle presque aussi beau que celui qui ravissait mes yeux.

Je ne cessai de m’extasier jusqu’à Castrovillari, qui est une grosse ville où s’élève une large tour, seul reste de ses fortifications du